Les 500 ans de la Réforme, célébrés en 2017, ont suscité un regain d’intérêt pour Luther. L’œcuménisme favorise une meilleure connaissance entre chrétiens, mais jusqu’où peut aller la conciliation ? Aujourd’hui, il est possible d’avoir un regard catholique positif sur Luther, ce qui n’exclut pas la critique.
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Luther, présenté parfois comme “le Réformateur” n’a pas inventé l’idée de réforme. S’il est certain que le protestantisme s’est approprié avec une vigueur particulière la notion de réforme, celle-ci est à vrai dire un bien commun de l’Église bien avant la rupture confessionnelle. Comme le dit de manière plaisante et suggestive l’historien Bernard Cottret, dans L’Église de la fin du Moyen Âge, la notion de réforme était aussi courante que celle de démocratie aujourd’hui dans nos sociétés occidentales. Tout le monde la souhaitait, tout le monde s’en réclamait, mais la mise en œuvre laissait à désirer. L’adage Ecclesia reformata semper reformanda (“l’Église réformée est toujours à réformer”) est bel et bien médiéval. Il n’est pas une création protestante du XVIe siècle.
La réforme, un principe vital
L’histoire montre que la réforme est un principe vital pour l’Église si elle veut être fidèle à sa mission d’annonce de l’Évangile dans un monde en perpétuelle évolution. À certaines époques, toutefois, cette exigence de réforme apparaît plus urgente qu’à d’autres. Ainsi, aux XIVe et XVe siècles, la terrible épreuve du Grand Schisme d’Occident, marquée par un conflit interminable entre deux, voire trois papautés concurrentes, accrédite l’idée d’une nécessaire et profonde reformatio Ecclesiae in capite et in membris, c’est-à-dire d’une réforme de l’Église dans sa tête et dans ses membres, pour qu’un tel scandale ne se reproduise plus et que le corps ecclésial demeure uni. Le fait que deux ou trois hommes prétendent simultanément au titre de Pape conduit au développement, parmi les théologiens et les canonistes, des thèses dites conciliaristes, selon lesquelles le pouvoir suprême dans l’Église appartiendrait au concile des évêques et non pas au Pape. De ce fait, ce serait au concile de prendre en main l’indispensable réforme qu’attendent les chrétiens, pour que l’Église soit plus conforme à l’Évangile du Christ.
Les débats théologiques de la fin du Moyen Âge
Les débats ecclésiologiques de la fin du Moyen Âge permettent de mieux comprendre la virulence des attaques de Luther contre la papauté. C’est dans la même logique que s’inscrit l’insistance de Luther à réclamer un concile qui puisse mettre fin aux abus que beaucoup, à son époque, s’accordent à dénoncer. Au demeurant, avant Luther et ses disciples, d’autres mouvements réclamèrent d’importantes réformes dans l’Église et finirent par rompre la communion avec la hiérarchie catholique : que l’on pense à l’influence de John Wyclif dans l’Angleterre du XIVe siècle ou à celle de Jan Hus dans la Bohême du début du XVe siècle. À cet égard, le cas de Luther n’est pas exceptionnel, même si l’ampleur de son audience le fut, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons.
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Une origine modeste
Martin Luther naît en 1483 en Thuringe, en Allemagne centrale. L’histoire de son enfance, de sa jeunesse et de sa vocation n’a pas manqué d’attirer l’attention des psychanalystes, du fait de la relecture que Luther lui-même en propose peu avant sa mort, dans la préface écrite pour la première édition de ses œuvres complètes. Après s’être engagé dans des études juridiques sur le conseil de son père, bourgeois en ascension, il change brutalement d’avis : surpris par un orage très violent au cours d’un trajet en juillet 1505, il est terrorisé par la foudre qui tombe près de lui. Il fait alors un vœu à sainte Anne et s’engage à devenir moine. Son père tente de le faire changer d’avis, sans succès. Près de quarante ans plus tard, Luther écrit qu’il aurait dû obéir à son père plutôt que de se croire lié par un vœu prononcé sous l’influence de la peur, et de ce fait, selon lui, nul.
“Sans aucun doute, il est un religieux consciencieux et même scrupuleux, dévoré par l’angoisse du salut.”
À l’automne 1505, Luther entre au noviciat des ermites augustins d’Erfurt, en Thuringe. Sans aucun doute, il est un religieux consciencieux et même scrupuleux, dévoré par l’angoisse du salut. Ordonné prêtre vraisemblablement en avril 1507, il manque de s’enfuir de l’autel où il célèbre sa première messe un mois plus tard, tant les mots de la liturgie eucharistique qu’il doit prononcer l’impressionnent. Après la cérémonie, son père exprime une nouvelle fois son scepticisme face à la vocation de son fils.
Un théologien angoissé
Ce n’est pas céder à un psychologisme réducteur et simpliste que de pointer cette importance fondamentale de l’angoisse chez Luther. Cet homme redoute la damnation éternelle, il a une conscience particulièrement aiguë de sa condition pécheresse et craint que Dieu ne lui voue une haine inexpiable. Comment obtenir la grâce, comment être gracié ? Telle est la question autour de laquelle tourne toute l’existence de Luther : Wie kriege ich einen gnädigen Gott ? : “Comment puis-je avoir un Dieu qui fait grâce ?”. Cette vie intérieure assez perturbée n’empêche pas le jeune Augustin, à la demande de ses supérieurs, de poursuivre sa formation intellectuelle jusqu’à obtenir, en 1512, le doctorat en théologie. D’autres événements, toutefois, marquent ces années de maturation. Une mission à Rome pour régler un conflit interne à son ordre, en 1510, est pour lui l’occasion de multiplier les dévotions et les actes de pénitence dans l’espoir d’obtenir le pardon et l’indulgence pour ses péchés.
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« L’expérience de la tour »
À une date incertaine, Luther vit au couvent de Wittenberg ce que l’historiographie a appelé “l’expérience de la tour” : une découverte bouleversante de la justice et de la miséricorde de Dieu. En méditant les premiers versets de l’épître aux Romains dans une mystérieuse “tour” qui est probablement une pièce chauffée qu’on lui a attribuée près du couvent pour qu’il puisse y étudier plus confortablement, le jeune théologien comprend qu’en Dieu, la justice n’est pas une qualité marmoréenne en quelque sorte, froide, inflexible et finalement mortelle pour l’homme pécheur : bien au contraire, la justice divine est une réalité spirituelle dynamique qui n’existe que pour se communiquer à l’homme pécheur et repentant par le moyen de la foi.
“Luther vit au couvent de Wittenberg ce que l’historiographie a appelé “l’expérience de la tour” : une découverte bouleversante de la justice et de la miséricorde de Dieu.”
C’est ainsi que Luther comprend Romains 1, 17 : « C’est [dans l’Évangile] en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi. » Si Dieu est juste, ce n’est pas pour condamner l’homme, mais pour le rendre participant de sa propre justice, autrement dit pour le justifier par la foi en Jésus-Christ, Dieu fait homme. Cette expérience libératrice met toutefois du temps à déployer ses effets dans la vie intérieure de Luther. Un cours qu’il doit donner sur l’épître aux Romains en 1515-1516 à Wittenberg l’aide à approfondir cette nouvelle intuition.
La campagne des indulgences
Comment se fait-il qu’un universitaire de province à la conscience tourmentée soit devenu un refondateur du christianisme, en révolte contre l’Église romaine ? Le débat historiographique n’est pas clos et ne le sera sans doute jamais. L’on peut toutefois suggérer quelques pistes de réflexion. Il est classique de mentionner l’influence de la campagne des indulgences sur l’évolution de Luther. De quoi s’agit-il ? En 1515, le pape Léon X promulgue une bulle par laquelle il octroie l’indulgence plénière aux fidèles des provinces ecclésiastiques allemandes de Magdebourg et de Mayence moyennant une offrande pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome. Dans la théologie catholique, l’indulgence plénière est la rémission de toutes les peines dues au péché que le fidèle peut avoir à endurer après sa mort dans une ultime purification, avant d’accéder à la claire vision de Dieu au paradis. Les fidèles peuvent acquérir cette indulgence soit pour eux-mêmes tant qu’ils sont encore en vie, soit pour des personnes défuntes.
“Il y a comme un abîme entre l’exigence radicale du scrupuleux Martin Luther, qui a pris conscience de la gratuité du salut au cours d’un cheminement intérieur douloureux, et les scandaleuses simplifications des prédicateurs d’indulgences (…)”
Obscurcie par des prédicateurs cupides dont le seul dessein est de récolter la plus grosse somme possible pour les travaux de Saint-Pierre, la doctrine des indulgences suscite assez vite une vigoureuse critique chez Luther. N’est-ce pas faire outrageusement peu de cas du salut éternel que de croire qu’une offrande suffit à obtenir, pour soi ou pour un défunt, l’entrée au ciel ? La grâce de Dieu s’achète-t-elle donc à si vil prix ? Où est la foi dans une telle attitude ? N’est-ce pas contredire la Révélation biblique que de faire dépendre la vie éternelle d’une œuvre, en l’occurrence le versement d’un peu d’argent, et non pas de la foi ? On le pressent aisément : il y a comme un abîme entre l’exigence radicale du scrupuleux Martin Luther, qui a pris conscience de la gratuité du salut au cours d’un cheminement intérieur douloureux, et les scandaleuses simplifications des prédicateurs d’indulgences, tel le dominicain Johann Tetzel à qui l’on prête ces paroles : Sobald das Geld im Kasten klingt, die Seele in den Himmel springt (“Dès que la pièce sonne dans la boîte, l’âme saute vers le ciel””). Le trafic des indulgences fut donc l’occasion, pour Luther, de partager avec un plus large public ses convictions spirituelles les plus intimes, fruit de ses épreuves personnelles et de son labeur exégétique et théologique.
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Les quatre-vingt-quinze thèses
On retient habituellement la date du 31 octobre 1517 comme point de départ de la réforme luthérienne : quatre-vingt-quinze thèses, rédigées par Luther en latin, sont affichées à la porte de la chapelle du château de Wittenberg. Leur objet est d’annoncer la tenue d’une dispute théologique, dans la grande tradition des universités médiévales, sur le sujet des indulgences, en fournissant les arguments qui devront être discutés.
Enjolivé et dramatisé par l’hagiographie luthérienne ultérieure, remis en cause dans sa réalité historique par quelques travaux du XXe siècle, l’affichage des quatre-vingt-quinze thèses sur les indulgences semble être bien plutôt un événement assez anodin de la vie académique d’une petite ville d’Allemagne centrale. Certes, le choix de la date n’est pas dû au hasard : à l’approche de la Toussaint, partout où on le peut, on prépare les ostensions de reliques et l’accueil des pèlerins, en quête d’indulgences ou au moins de grâces. Mais il serait faux d’imaginer un Luther saintement courroucé placardant son texte à coups de marteau, en présence d’une foule impressionnée. En réalité, Luther, préoccupé depuis déjà quelque temps par la question des indulgences et notamment par les conséquences désastreuses d’une mauvaise prédication sur les pénitents qu’il accueillait au confessionnal à Wittenberg, a envoyé des exemplaires de ces thèses à l’archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, commissaire général des indulgences pour l’Allemagne, ainsi qu’à l’un de ses confrères de l’ordre des ermites augustins. Tel est le point de départ de la diffusion de ce texte, très rapidement imprimé et traduit en allemand. Il semblerait que Luther n’ait pas été très heureux de cette publicité qu’il n’avait pas prévue. Néanmoins, à partir de ce moment-là, il s’engage dans une voie où il ne rebroussera pas chemin.
La question ecclésiologique
Bien que la personnalité de Luther soit complexe et difficile à cerner, il semble possible de dire qu’avec la controverse sur les indulgences, sa perspective s’infléchit. Alors que l’essentiel de sa réflexion, de ses études et de sa prière tournait autour du thème du salut gratuit, c’est désormais la question ecclésiologique qui gagne en importance. En effet, derrière le problème des indulgences, de leur sens et de leur valeur, surgit celui, immédiatement plus sensible, du pouvoir du pape et de la place de l’Église dans l’économie du salut. En effet, c’est le Pape qui, selon le droit de l’Église catholique, accorde les indulgences, en vertu du pouvoir de lier et de délier accordé à saint Pierre par le Christ (Mt 16, 19).
“En 1517, Luther est convaincu d’être du côté du pape, lequel est selon lui mal informé des horreurs théologiques et pastorales que l’on commet en son nom en Allemagne par le trafic des indulgences.”
Dans les quatre-vingt-quinze thèses, le ton de Luther n’est pas agressif contre le Pape. Son propos — et il n’y a aucune raison de douter de sa sincérité — est de mettre en lumière les abus d’une pratique qui, selon lui, se prévaut injustement de l’autorité pontificale. En 1517, Luther est convaincu d’être du côté du pape, lequel est selon lui mal informé des horreurs théologiques et pastorales que l’on commet en son nom en Allemagne par le trafic des indulgences. Néanmoins, les quatre-vingt-quinze thèses aboutissent à une très sérieuse remise en question du bien-fondé de la pratique des indulgences. De ce fait, c’est la légitimité même d’un certain pouvoir spirituel du Pape sur l’Église, pourtant fondé sur la promesse du Christ d’après l’interprétation catholique de l’Evangile selon saint Matthieu (Mt 16, 18-19), qui est attaquée. Aussi l’évangile luthérien du salut absolument gratuit et immérité, indépendant des œuvres du croyant, va-t-il se trouver inextricablement mêlé à la critique, parfois violente et ordurière, de l’élément humain ou considéré comme tel dans l’Église : hiérarchie, dévotions, rites, sacrements jugés non fondés sur l’Écriture sainte, etc.
Le point de non-retour
De 1517 à 1520, les étapes de la rupture sont vite franchies : la diffusion tout à fait imprévue des quatre-vingt-quinze thèses suscite oppositions et adhésions. Dès le mois de février 1518, le pape Léon X charge le supérieur général des augustins d’obtenir une rétractation de son confrère allemand : “Sinon, dit le souverain pontife, je crains que nous n’ayons plus de moyens d’éteindre l’incendie.” Rencontres et disputes publiques se succèdent en vain : Luther refuse de revenir sur ses positions qu’il juge inébranlablement fondées sur l’Écriture sainte. Or, comme il le rappelle volontiers, il a juré, au jour de son doctorat en théologie, d’enseigner fidèlement l’Écriture sainte.
“Dès le mois de février 1518, le pape Léon X charge le supérieur général des augustins d’obtenir une rétractation de son confrère allemand.”
L’année 1520 est à la fois un apogée dans la production doctrinale et littéraire de Luther et un point de non-retour dans la crise qui l’oppose à l’Église romaine. Les textes que l’on appelle communément les “trois grands écrits réformateurs”, à savoir l’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, le Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église et le traité De la liberté du chrétien, sont alors publiés . Mais c’est aussi en 1520, au mois de juin, que le pape Léon X somme Luther, par la bulle Exsurge Domine, de se rétracter dans les soixante jours, sous peine d’excommunication. Six mois plus tard, à Wittenberg, Luther brûle publiquement le texte de cette bulle et s’en explique dans un cours daté du 11 décembre : “Si vous ne prenez pas vos distances de tout cœur vis-à-vis de la domination du pape, vous ne pouvez acquérir le salut de votre âme.” On le voit : la question du salut et celle de la vraie nature de l’Église, obscurcie par la papauté de Rome, sont désormais liées pour Luther et les siens. L’Église romaine n’est plus l’Église du Christ : pour avoir part au salut du Christ, il faut quitter l’Église romaine.
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Une nouvelle Église
Luther n’avait aucunement le projet de fonder une nouvelle Église opposée à celle du pape. Son désir initial était de participer à cette fameuse réforme de l’Église, une réforme de l’intérieur, qui semblait indispensable tant aux pasteurs qu’aux laïcs. Mais l’opposition du pape et de son entourage curial le persuada progressivement que Rome était devenue le siège de l’Antéchrist.
Les idées luthériennes se diffusèrent rapidement et largement dans les pays de langue allemande. Les raisons en sont multiples : à la différence des hérésiarques antérieurs, Luther bénéficia grandement de l’existence de l’imprimerie. Son génie littéraire, sa force de conviction puisée dans l’expérience et l’étude, la saveur scripturaire et christologique de son propos, sont des critères sans doute plus déterminants que le soutien de certains princes prétendument désireux de mettre la main sur les biens des ordres religieux supprimés par la réforme luthérienne. En histoire religieuse, les motifs politiques, économiques et sociaux ne peuvent rendre compte de tout : dans le cas de la réforme luthérienne, il semble nécessaire d’admettre que l’on a affaire à un homme à la fois génial et profondément tourmenté, qui trouve — ou croit trouver — une solution à son angoisse du salut et qui parvient à la communiquer grâce à sa puissance de travail, à ses amis et aux nouveaux moyens éditoriaux dont il dispose. Sans doute ceux qui devinrent les adeptes de Luther ne souffraient-ils pas tous des mêmes troubles spirituels ; mais ils trouvèrent chez cet homme qui parlait tant la langue des savants que celle du peuple un christianisme qui se voulait décapé, un christianisme centré simplement sur le Christ et fondé sur la méditation assidue des Saintes Écritures, un christianisme qui se présentait d’abord comme une voie de salut, un christianisme intrépide et viril.
Le premier catéchisme
C’est donc une nouvelle Église qui doit se construire dans les années qui suivirent la rupture. Luther met en place une liturgie du culte en langue allemande en 1526. Il élabore aussi un outil pastoral promis à un bel avenir : le catéchisme, que l’Église catholique reprend sans scrupules dans les décennies qui suivent. Le Petit Catéchisme et le Grand Catéchisme, publiés tous deux en 1529, sont des exposés synthétiques de la foi chrétienne, sous forme de questions et de réponses, à partir des Dix Commandements, des sacrements du baptême et de la Sainte-Cène et de la prière du Notre Père.
“Les célèbres propos de table (Tischreden), recueillis par les amis de Luther entre 1531 et sa mort en 1546, nous révèlent un homme parfois capable d’élévation, mais aussi aigri, volontiers grossier (…)”
Cependant, le Luther tardif est plus sombre que celui des années 1517-1520. Bien qu’il ne faille pas leur accorder une importance excessive, les célèbres propos de table (Tischreden), recueillis par les amis de Luther entre 1531 et sa mort en 1546, nous révèlent un homme parfois capable d’élévation, mais aussi aigri, volontiers grossier et, plus tragiquement encore, saisi par le doute sur le bien-fondé de son entreprise.
Le sens de la foi dans la vie spirituelle
Peut-on porter aujourd’hui un regard catholique positif sur Luther ? Avant de répondre à cette question, il est sans doute utile de rappeler que les luthériens eux-mêmes, aujourd’hui, ne considèrent pas leur réformateur comme un saint et que bien des travaux protestants sur Luther ont contribué à mettre au jour la face sombre du personnage. Si les luthériens n’ont pas peur de pointer la fragilité psychique de Luther, son antisémitisme, telle ou telle incohérence théologique, son outrance verbale, les catholiques ne doivent pas avoir de scrupules dans leur critique de Luther, pour autant qu’elle soit argumentée.
Il ne fait pas de doute que le combat de Martin Luther est très daté. L’angoisse du salut qui l’étreignait est loin d’être aussi prégnante, du moins dans les sociétés occidentales, et l’Église catholique romaine du XXIe siècle, sans renier non plus celle du XVIe, a beaucoup évolué ! La valeur exemplaire de l’itinéraire de Luther est de ce fait nettement moins évidente.
“Les catholiques ne doivent pas avoir de scrupules dans leur critique de Luther, pour autant qu’elle soit argumentée.”
Néanmoins, le rôle central que Luther accorde à la foi dans la vie spirituelle mérite l’intérêt. Dans la spiritualité luthérienne, le mot “foi” a un sens plus large que dans la tradition catholique, et il n’est pas impossible que bien des difficultés techniques entre catholiques et protestants autour de la notion de justification par la foi trouvent là leur origine. La foi selon Luther est une disposition intérieure qui engage toute la personne, elle se traduit subjectivement par une confiance inébranlable, un mélange de pénitence et de joie, une certitude du salut, l’amour de Dieu et du prochain, un changement de vie, une conversion. Cette foi est la seule œuvre qui compte : ainsi Luther interprète-t-il la parole de Jésus : “L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé (Jean 6,29)”. Les bonnes œuvres de la vie chrétienne procèdent entièrement et nécessairement de cette foi : elles n’ont pas de valeur en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où elles découlent de la foi en la miséricorde de Dieu qui accorde le pardon et la vie éternelle par la croix et la résurrection de Jésus-Christ.
Le salut éternel, la seule question qui compte
Au cœur du christianisme, il y a une relation personnelle entre le croyant et Jésus-Christ. Une telle conception de la foi — même si elle mérite sans doute, du point de vue catholique, un examen critique — a le mérite (un comble pour une doctrine luthérienne !) de nous rappeler qu’au cœur du christianisme, il y a une relation personnelle entre le croyant et Jésus-Christ, le Dieu qui se fait homme. Cette relation est fondée sur un amour éternel et tout à fait immérité qui est la première et finalement même la seule des réalités : un amour auquel il s’agit simplement de croire, dans l’abandon.
En fin de compte, Luther nous rappelle avec énergie que la seule question qui compte vraiment est celle du salut éternel. Assurément, on pourra objecter que cela n’est pas typiquement luthérien et que l’on trouve bien des auteurs spirituels catholiques pour le dire — et, espérons-le, pour le mettre en pratique. Ce n’est pas faux et il y aurait là d’ailleurs une belle piste de recherche pour un authentique œcuménisme spirituel : les luthériens seraient sans doute agréablement surpris par sainte Thérèse de Lisieux, par exemple ! Mais il revient à Luther d’avoir affirmé de manière décisive la valeur salvatrice de la foi en Jésus-Christ, à l’école de saint Paul, même s’il a quelque peu durci l’enseignement de l’apôtre en le privilégiant par rapport à d’autres sources scripturaires. On entend dire parfois que Luther a exclu du Nouveau Testament l’épître de saint Jacques, qui enseigne que “La foi sans les œuvres est morte” (2,26) et semble ainsi, au premier abord, contredire sa doctrine fondée sur l’épître de saint Paul aux Romains. Il est vrai que Luther, dans la préface au Nouveau Testament qu’il publia en 1522, la qualifie de “vraie épître de paille, car il n’y a aucun caractère évangélique en elle”. Affirmation malheureuse, qui ne correspond pas à la place en réalité non négligeable que tient cette épître dans la pensée et la spiritualité de Luther : il n’est pas rare d’en trouver des citations, explicites ou implicites, dans ses écrits. Et quoi qu’il en soit, Luther s’est bien gardé de la supprimer du canon néo-testamentaire.
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Enrichissement et différences
Le prix de ce rappel évangélique, toutefois, est lourd. Une large part de l’enseignement de Luther, sans parler de son œuvre de rupture objective avec l’Église romaine, demeure inassimilable par la foi catholique d’aujourd’hui, malgré les réels progrès de l’œcuménisme théologique : cela vaut pour les sacrements et en particulier pour l’Eucharistie, pour le ministère ordonné, pour la compréhension de l’Église, pour la conception de l’homme — nettement plus pessimiste dans le luthéranisme que dans le catholicisme —, sans parler des évolutions récentes de plusieurs Églises luthériennes d’Occident sur les questions controversées d’éthique familiale et sexuelle. Certes, dans le luthéranisme actuel, tout ne vient pas de Luther. Il n’empêche qu’après bientôt un demi-millénaire de division, il convient de se demander ce qui fonde à la fois notre séparation et notre communion, dans un monde qui, aujourd’hui comme il y a cinq cents ans, a un besoin urgent d’entendre l’Évangile du salut par la foi en Jésus-Christ. Pour cela, le retour à Luther, témoin de la foi, est indispensable, même si les réponses catholiques et protestants apportent à cette question en scrutant la vie et l’œuvre du réformateur ont toutes les chances d’être différentes.
Une même histoire
Le document luthéro-catholique Du conflit à la communion, publié en 2013 dans la perspective du demi-millénaire célébré en 2017, a ouvert une voie prometteuse. Il propose une lecture commune des événements fondateurs de la réforme luthérienne : l’histoire de l’Église luthérienne est aussi celle de l’Église catholique, et réciproquement. En d’autres termes, ce qui à première vue divise est aussi, paradoxalement, ce qui unit. Aujourd’hui, les instances représentatives de l’Église catholique et des Églises luthériennes semblent prêtes à admettre que la figure de Martin Luther, avec ses ombres et ses lumières, est pour ainsi dire un héritage commun, quoique diversement apprécié.
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