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Faire du temps des retrouvailles, le temps des semailles

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Jésus-Christ ressuscité apparaissant à la Vierge, vers 1640, musée du Louvre

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Jean-François Thomas, sj - published on 21/05/20
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Après le confinement, que désirons-nous retrouver ? Pour trouver leur pleine mesure, les retrouvailles sont d’abord un phénomène intérieur : savoir ce que nous devons accomplir avant de pouvoir retrouver les autres.Dans notre langue française si malmenée et si appauvrie désormais en son usage, se serrent les uns contre les autres des grappes de mots dont l’énoncé, tout en rondeur et en chaleur, rendent déjà le cœur joyeux car ils sont riches de promesses encloses. Il s’agit de la famille des -aille(s). Leur étymologie nous lie aussitôt à notre langue mère latine où de nombreux mots se terminent par –culum ou -cula. Le suffixe -aille sent bon le terroir, les coutumes ancestrales, les saisons agricoles et le rythme tranquille de la terre qui nourrit à condition que l’homme se mette à la tâche en retroussant ses manches et en chaussant ses sabots. Il renvoie tout de suite à ce qui est communautaire, riche en quantité et en convivialité. Derrière lui, en fond sonore, résonnent des airs de kermesses flamandes telles que les représenta Bruguel l’Ancien, se devinent des danses endiablées tandis que de rubiconds convives font ripaille devant des tables croulant sous les victuailles : charcutaille, volailles, cochonnaille, tripaille, tous mets tenant au corps et réjouissant l’âme car ils font taire les affrontailles et aident à nouer les accordailles.

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LEEMAGE VIA AFP ©Luisa Ricciarini/Leemage
"Danse de paysans". Peinture de Pieter Bruegel dit l'ancien (1525-1569).

Certes, les fines bouches aux lèvres pincées fronceront du nez en faisant remarquer que la trivialité et la vulgarité touchent bien souvent cette gueusaille un peu canaille qui injurie, sous l’effet de la boisson, curaille, bondieusaille et flicaille. Malgré tout, le péjoratif ne l’emporte pas, et il est bien doux de penser aux temps des fiançailles et des épousailles — également occasions de nouvelles ripailles, et surtout d’extraordinaires retrouvailles.

L’homme n’est point fait pour être seul

Lorsque l’homme est séparé des autres par la force ou par le devoir, sa solitude devient rapidement un cauchemar de la même veine que l’emprisonnement. L’homme n’est point fait pour être seul, et même saint Paul l’Ermite eut grande consolation à recevoir, avec les moyens du bord, son hôte saint Antoine le Grand au cœur de sa thébaïde. Et Notre Seigneur, en son humanité parfaite, cultiva lui aussi les grandes amitiés en retrouvant, entre deux pérégrinations, les foyers accueillants et chaleureux de Pierre à Capharnaüm et de Lazare à Béthanie. Les poètes, dès l’origine, ont su chanter le long déroulement de la patience et de l’attente des héros éloignés de leur patrie et soupirant après le terreau paternel ou l’épouse bien aimée.

Qu’est-ce donc que L’Odyssée, sinon le récit d’un retour qui n’en finit pas, semé d’embûches, et de retrouvailles qui ne sont gagnées que dans la fidélité vécue et dans les obstacles vaincus ? Homère ne célèbre pas seulement l’amour humain, mais il honore la fidélité de l’animal envers son maître et l’affection d’Ulysse envers son chien qui sera le premier à le reconnaître, avant même que le héros n’entre dans son palais d’Ithaque occupé par les prétendants qui le croient mort au combat :

Il y avait là un chien couché, qui dressa la tête et les oreilles ; c’était Argos, le chien du patient Ulysse, qu’il avait nourri de ses mains, et dont il n’avait pu jouir; il partit trop tôt pour la sainte Ilios. Auparavant, les jeunes gens l’emmenaient contre les chèvres sauvages, les daims et les lièvres. Mais depuis le départ du maître il gisait sans soins, devant la porte, sur un tas de fumier des mulets et des bœufs, où les serviteurs d’Ulysse venaient prendre de quoi fumer le grand domaine. Là donc était couché le chien Argos tout couvert de poux. Alors, quand il reconnut Ulysse qui était près de lui, il agita la queue et laissa retomber ses deux oreilles; mais il n’eut pas la force de venir plus près de son maître. Celui-ci, à sa vue, se tourna pour essuyer une larme […]. Quant au chien Argos, la noire mort le prit dès qu’il eut revu son maître après vingt années.

L’être aimé est sauf

Ulysse pleure, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire, tant son émotion est forte. Le premier être vivant qui l’a gardé vivant dans sa mémoire n’est point un homme mais un chien fidèle et aristocratique qui, depuis le départ de son maître, survit aussi pouilleux que Job sur son tas de fumier. La tragédie se poursuit puisque la joie des retrouvailles est tellement intense qu’elle conduit le pauvre chien à la mort, comme si revoir le maître était en fait son Nunc dimittis. L’essentiel réside dans le fait de savoir que l’être aimé est sauf : un dernier regard suffit pour que l’âme de celui qui attendit fidèlement soit comblée. Pénélope, l’épouse fidèle d’Ulysse, aura bien plus de mal à reconnaître son mari que le chien Argos n’en fut capable. Le mythe grec célèbre, à juste titre, les retrouvailles du couple et se termine sur cette page heureuse, mais il est clair que la reconnaissance se dirige plutôt vers les âmes les plus simples, tel le chien fin limier qui conserva son odorat pour sentir la présence du maître retrouvé.

Un phénomène intérieur

L’émotion, plus que la raison, semble occuper toute la place lors des retrouvailles. Le voyageur au long cours, le guerrier, le déporté qui reprennent le chemin de la terre paternelle ne sont pourtant pas d’abord habités par leur sensibilité car ils ont passé tant d’heures à imaginer le moment unique où ils franchiraient de nouveau le seuil de la maison aimée. Ils possèdent le contrôle de ce qui les habite. Voilà une sage attitude qui indique que les retrouvailles sont d’abord un phénomène intérieur. Il faut se retrouver soi-même, savoir qui nous sommes, ce que nous voulons, ce que nous devons accomplir, avant de pouvoir retrouver les autres. Sinon, les retrouvailles ne seront que triviales, juste l’occasion de rattraper le temps perdu, comme si de rien n’était, comme si tout était maintenant comme cela était auparavant.



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Lorsque le fils ingrat et pécheur retourne vers le père prodigue et aimant, il a tellement peur et son estomac crie tellement famine qu’il échafaude un scénario afin d’apaiser la colère paternelle, tout simplement parce qu’il n’a pas encore réalisé la gravité de son infidélité et à quel point il s’est éloigné de son père, non pas tant géographiquement que spirituellement. Les retrouvailles ne seront pas ce qu’il a imaginé car le père coupe court à toutes ses démonstrations plus ou plus franches pour ne plus s’intéresser qu’à la présence, dense, de celui qui était perdu et qui est enfin retrouvé.

Que désirons-nous retrouver ?

Nous devrions sérieusement nous poser la question de savoir ce que nous entendons par retrouvailles après ces semaines de suspension dans le temps à cause dudit confinement. Que désirons-nous retrouver ? Notre confort et notre vie d’avant ? Notre façon de nous étourdir dans des loisirs sans fin ? Nos habitudes plus ou moins teintées d’égoïsme ? Ou bien un enthousiasme créateur permettant de faire le tri entre le nécessaire et le superficiel ? Un regard de chien fidèle envers ceux que nous aimons et qui nous ont manqué ? Une communion redoublée avec Celui qui nourrit nos âmes et dont nous avons été sevrés, pour des raisons parfois trop humaines et tellement boiteuses surnaturellement ?

Dans La Légende dorée de l’archevêque dominicain de Gênes au XIIIe siècle, Jacques de Voragine, se trouve cette tradition apocryphe — reprise ensuite par exemple par saint Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels, que le Christ, au matin de sa résurrection, visita d’abord sa sainte Mère. Modèle absolu des retrouvailles puisque la mort a été vaincue. Ici, point d’Argos rendant le dernier souffle, mais au contraire la vie qui s’engouffre et qui balaie toutes les barricades du Malin.


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Nous sommes promis à de telles retrouvailles, dans le sein de Dieu, avec tous ceux que nous aimons et que nous aimerons mieux puisque baignés dans la charité divine. Il ne dépend que de nous, dès à présent, de transformer nos retrouvailles humaines — alors que nous nous raccrochons au train en grande partie ralenti durant ces derniers mois, en expérience du sacré qui nous lie, qui nous unit, qui nous permet de nous aimer. De telles retrouvailles ne sont point celles des achats intempestifs, des fêtes tristes, des mondanités relancées mais celles des semailles qui conduiront à de nouvelles et abondantes moissons.

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