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Osons l’éloge… de l’imprudence !

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Le Sermon sur la montagne, fresque de Fra Angelico sur le mur de la cellule 32 du couvent dominicain de Saint-Marc, Florence, Toscane, Italie.

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Jean-François Thomas, sj - publié le 14/05/20
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La saine vertu de prudence n’empêche pas l’audace de l’imprudence dans l’aventure de l’engagement, sans crainte de se changer soi-même.

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Voilà un éloge bien étrange et une démarche bien imprudente, penseront certains. En effet, la prudence n’est-elle pas, depuis Aristote, une vertu maîtresse, même si son sens fut édulcoré, notamment à partir de Kant et plus encore au XXe siècle, en se réduisant à l’art d’éviter les dangers ? La prudence est d’abord une fonction positive, comme l’a bien montré saint Thomas d’Aquin, puisqu’elle permet l’habileté dans l’action et un savoir-faire qui mène à agir intelligemment et posément. Prêcher l’imprudence reviendrait donc à rayer d’un trait de plume une vertu cardinale nécessaire pour l’exercice de la charité dans la vie ordinaire. Tel n’est pas le but poursuivi.

Le paravent de la lâcheté

Il s’agit plutôt de réagir contre l’entre-deux, la couleur grise, le verre à demi plein, la prudence de hyène, la révérence devant ce qui est béni par le monde, la témérité de l’avare devant le mendiant, les comptes d’apothicaire de Judas face à la Madeleine généreuse, les politesses de chanoine devant le sous-préfet en visite, l’étouffement de la vérité du Christ en présence des mensonges et des intimidations d’état. Léon Bloy résumait admirablement cette démission guidée par la lâcheté dans son Exégèse des lieux communs : « Faire de son mieux. — C’est le refuge, le trottoir et le parapluie de la conscience, j’ose le dire. Quand on ne peut rien faire du tout, on fait de son mieux. C’est indiscutable. » Voilà une expression que nous ne cessons d’entendre, ou pire, d’utiliser pour nous justifier de nos couardises.


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Elle est encore plus désespérante lorsqu’elle est rabâchée par ceux qui sont revêtus d’une responsabilité politique, civile ou religieuse. Elle signifie le plus souvent le recul devant tout acte de résistance et les épousailles de première classe avec tous les compromis, quitte à dire aujourd’hui l’inverse de ce qui était soutenu la veille.

« La sécurité… de son derrière »

Pour servir la vérité et le bien, il est nécessaire de déposer les mesures de sécurité et de protection qui anesthésient les esprits et les âmes, afin de se lancer dans la bataille et sur le terrain où les mains ne peuvent que se salir, tel est le risque à prendre. Rien ne se construit sans cette audace qui n’est pas le désir de scandaliser et le plaisir de provoquer — scandales et provocations n’étant généralement que des poses affectées pour mieux étouffer les élans de son âme. L’imprudence créatrice est celle qui fait trembler les murailles emprisonnant les consciences endormies. Sans elle, aucune résistance, aucun combat ne sont possibles. Georges Bernanos, qui ne fut point un pleutre et un médiocre, écrivait de façon imagée dans Le Lendemain, c’est vous : « Il en est peu d’entre nous qui n’aient été tentés à un moment donné de prendre pour la paix de leur conscience le confort et la sécurité de leur derrière. »

Aucun de ceux qui ont fait entrer dans le monde un peu de beauté, révélé un peu de vérité, ne sont demeurés assis sur leur derrière. Ils ont tous prononcés des vœux imprudents, comme de marcher à cloche-pied de la terre à la lune ou autre rêve de ce genre.

Promesses de l’enfance

Souvenons-nous de notre imagination d’enfant, lorsque nous étions capables d’élaborer, sans aucune barrière, les projets les plus fous aux yeux des hommes comme celui de ne jamais marcher, au cours d’une longue promenade, sur un des côtés des dalles pavant les rues de notre ville. Ce défi lancé à nous-mêmes — puéril pour les sages et les savants — n’était rien de moins que l’amorce d’une aventure humaine qui n’avait pas encore été désamorcée par le manuel des consignes de sécurité édictée dans les officines des gouvernements prudents. Combien étions-nous fiers lorsque nous avions réussi à maintenir l’effort et à gagner notre pari ! Avoir transporté une montagne ne nous aurait alors pas semblé plus miraculeux ou héroïque, ou hors de notre portée, que ce jeu couronné de victoire. L’enfant que nous étions ne s’embarrassait guère de protocoles et des gestes barrière. Il se lançait tout entier, certes parfois de façon irréfléchie — mais moins souvent que nous ne l’affirmons une fois devenus adultes — dans la promesse qu’il avait signée avec lui-même.

L’admirable Chesterton a écrit un petit opuscule ciselé comme un bijou, intitulé Le Défenseur, dans lequel il prend la défense de toute une série de choses et d’actions qui nous paraissent, à nous hommes sensés, dérisoires et même stupides. Un de ses chapitres est justement consacré à la Défense des vœux imprudents. Que penserait-on d’un homme qui s’engage devant ses amis à compter toutes les feuilles des arbres d’un parc immense ? Il serait traité de fou, atteint de douce folie, ou bien d’artiste de la vie, nous dit Chesterton. Or un tel vœu n’est pas plus absurde en soi que bien des promesses extraordinaires tenues par les hommes depuis des millénaires, hommes illustres ou inconnus, qui se sont liés par des vœux défiant la prudence et la raison. Qu’en est-il, par exemple, d’Alexandre partant conquérir le monde, et qui ne devint Grand que par cette folie ? Qu’en est-il de la jeune fille brillante, charmante, promise à un beau parti, qui se cloître dans la pauvreté, l’obéissance et la chasteté au sein d’un couvent au milieu de nulle part ? Notre histoire est riche de rois, de poètes, de prêtres, de pèlerins et de mendiants qui ont mis leurs pas sur la voie de l’imprudence.

La peur d’être un autre homme

Notre savoureux auteur britannique dénonce, comme cause de notre incapacité moderne à nous engager dans des vœux imprudents, notre crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout, par paresse, par ennui, et, surtout, par manque de confiance en nous-mêmes :

Celui qui fait un vœu se fixe à lui-même un rendez-vous à une certaine distance de temps et de lieu. Le danger, c’est qu’il pourra n’être pas exact. Or, de nos jours, la défiance de nous-mêmes, de notre versatilité, de notre faiblesse s’est dangereusement accrue : voilà la véritable raison de notre répugnance pour tous les vœux, quels qu’ils soient. Un homme n’ose pas jurer de compter les feuilles de tous les arbres de Holland Walk, non parce que cela est absurde — il fait beaucoup de choses plus sottes — mais parce qu’il a la conviction très intime qu’avant d’arriver à la trois cent soixante-dix-neuvième feuille du premier arbre, il se sentira extrêmement las de son sujet et voudra rentrer chez lui pour prendre le thé. En d’autres termes, nous craignons de devenir, avant l’instant fixé, un autre homme — pour employer une expression courante, mais d’une signification si horrible.

Nous ne savons plus braver, avec outrecuidance et sans panache, que ce que nous savons être sans danger. Nous ne prêtons plus que des serments qui, de toute façon, ne nous lient plus, puisque les hommes d’honneur, dont la parole était sacrée, ont disparu. D’où l’immonde fosse de la plupart des politiques de tous les pays pour une fois unis, mais pour le pire. D’où l’éclatement, en parcelles invisibles, de ce qui fit la grandeur des institutions séculaires. D’où l’avachissement des consciences et des intelligences prêtes à suivre les derniers ordres donnés pourvu que l’on puisse rester visser dans son fauteuil sans prendre aucun risque. Georges Bernanos, dans sa Lettre aux Anglais, secouait ainsi cette léthargie : “Les consciences malades s’arrangent très bien avec leur maladie, elles ne sont pas pressées de guérir, elles refuseront de lire les livres de médecine, ou elles s’efforceront de les faire mettre à l’Index…”

L’imprudence de déplaire

Nous n’aimons plus l’imprudence : celle  des vœux du mariage, celle des vœux religieux, celle de l’abandon à la divine providence, celle de l’inspiration qui pousse à aller là où la timide intelligence refuse de se risquer, celle de dire ce qui est vrai et qui déplaît, celle de défendre ce qui est juste et qui est mis en péril, celle qui sacrifie la gloire et qui brûle derrière elle ses vaisseaux. Dans un monde terne, prudent, lisse, méprisant ce qui vient de Dieu et encensant le péché des hommes, quelles sont les voix qui déchirent aujourd’hui le silence de mort et qui fait taire le vacarme des enfers ?  Notre Seigneur fut imprudent. Il serait bon que ses disciples le soient avec une identique intensité et fidélité.


Charles Lebrun, Alexandre le Grand dans Babylone
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