Sanctuaire chrétien transformé en mosquée puis en musée, la basilique Sainte-Sophie, à Istanbul, a une histoire mouvementée. L’Aide à l’Église en Détresse (AED) a interrogé Étienne Copeaux, historien de la Turquie contemporaine, à ce sujet.Sainte-Sophie à Istanbul (Turquie) fut autrefois le centre de l’orthodoxie, avant d’être transformée en mosquée puis en musée. Dans ce lieu, officiellement neutre depuis 1934, l’appel à la prière des musulmans a été entendu de nouveau le 23 mars dernier dans l’ancienne cathédrale byzantine. Pour en décrypter les motivations, la Fondation pontificale internationale Aide à l’Église en Détresse (AED) a interrogé Étienne Copeaux, historien de la Turquie contemporaine. Ancien pensionnaire de l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul) et ex-chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), il anime le blog Susam-Sosak, entièrement consacré à la Turquie. Cette interview a été menée par Christophe Lafontaine.
Comment expliquer la revendication des musulmans de prier à Sainte-Sophie d’Istanbul ?
Étienne Copeaux : La revendication du retour de la basilique du VIe siècle au culte musulman est forte depuis le 500e anniversaire de la prise de Constantinople en 1453. Lors de la prise de la Ville (la « Fetih »), le sultan est allé célébrer la victoire à Sainte-Sophie, la transformant ipso facto en mosquée. Ce geste confère un caractère sacré et musulman à la basilique qui est devenue un symbole de l’islam turc quoique, paradoxalement, on lui a laissé son nom grec et chrétien, Aya Sofia. Atatürk, le fondateur et premier président de la République de Turquie de 1923 à 1938, a décidé en 1934, au grand scandale des religieux, de “laïciser” Sainte-Sophie en la transformant en musée, ce qu’elle est toujours actuellement.
La question de la prière musulmane à Sainte-Sophie est-elle un rejet de la laïcité voulue par Atatürk ?
La commémoration de 1953, assez modeste au demeurant, intervenait à une période anti-laïciste, une période de retour du religieux avec le gouvernement du Parti démocrate d’Adnan Menderes (1950-1960) qui a proclamé en 1956 à Konya : “La nation turque est musulmane”. Cet énoncé, qui correspond au caractère de la Turquie, devenue de facto musulmane à 99% après le génocide des Arméniens, les expulsions de Grecs orthodoxes et pogroms de juifs, est devenu le slogan préféré de l’extrême-droite turque.
Lorsque l’islam politique revient au pouvoir, de juin 1996 à juin 1997, le Premier ministre Necmettin Erbakan promet à ses électeurs le retour de la basilique à l’islam. Il n’est pas resté assez longtemps au pouvoir pour accomplir ce projet. Mais à la même époque, de 1994 à 1998, Recep Tayyip Erdogan est maire d’Istanbul, et formule les mêmes vœux. Mais il est destitué par l’armée en 1998, et séjourne même en prison pour “atteinte à la laïcité”.
En 2018, Erdogan, en tant que président turc, a récité le premier verset du Coran à Sainte-Sophie et déclaré en mars 2019 qu’il voulait changer son statut de musée à celui de mosquée. Faut-il y relier l’appel à la prière du 23 mars ?
Je considère que beaucoup de mesures d’Erdogan, à partir de 2002, et surtout 2012, sont à la fois la poursuite d’un objectif politique qui date de plus de 50 ans et une revanche sur la blessure de sa destitution en 1998. Ainsi la prière de mars dernier n’est-elle à mes yeux que l’aboutissement (modeste pour l’instant) d’un long processus. Il ne faut surtout pas voir le régime d’Erdogan comme une rupture, il résulte d’un long courant national-musulman qui n’a pas toujours été souterrain.
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Comment peuvent réagir les chrétiens de Turquie ?
Le “monde chrétien” de Turquie, et surtout le reliquat de population orthodoxe – le plus gros de cette population ayant été expulsée par vagues, en 1914, puis 1955 et 1964, sans parler de l’expulsion des orthodoxes du nord de Chypre en 1974 – est extrêmement discret étant donné ce qu’il a vécu. Les consignes de discrétion sont même répétées avec insistance par les autorités religieuses : ne pas faire de vague, ne jamais se plaindre. Les réactions du monde orthodoxe en Turquie ne peuvent se faire que par la voie officielle du patriarcat œcuménique de Constantinople. Mais par expérience, les rencontres entre le Patriarche et les autorités turques sont souvent très convenues, très diplomatiques.
Le monde orthodoxe de la Grèce à la Russie resterait-il passif si la basilique était dévolue au culte musulman comme en 1453 ? Etant donné le contexte actuellement compliqué des relations avec la Russie à propos de la Syrie, c’est assez peu probable.
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