Un peuple qui ne cherche qu’à sauver sa peau perd tôt ou tard son âme, et s’il ne soigne pas son âme, il risque fort de ne jamais vraiment guérir.Les jours mauvais que nous vivons ont fait émerger dans ma mémoire cette note de Paul Claudel dans son Journal : « Il ne faut pas que les enfants reçoivent la religion, il faut qu’ils l’attrapent de leur entourage, comme on attrape la rougeole. » Une telle épidémie serait en effet salutaire, à un moment où, uniquement soucieux de la santé des corps, notre pays semble avoir oublié l’existence de l’âme et de la nécessité de son salut. Les « autorités », civiles, politiques et religieuses ne sont pas toujours les voix à entendre par celui qui s’inquiète d’abord de la fin pour laquelle il a été créé, à savoir la gloire de Dieu et la vie éternelle. Il est probable d’ailleurs que le peu de sérieux et d’enthousiasme de bien des Français à respecter des mesures sanitaires qui les protégeraient et qui protégeraient les autres soit dû à l’oubli de l’âme. Nos voisins italiens ont l’air de se souvenir davantage de leur enracinement chrétien, et le Nord de l’Italie peut se tourner vers la grande figure de saint Charles Borromée pour savoir comment résister à une épidémie, la combattre et la vaincre pour la santé des corps et le salut des âmes.
À quel étage se situe notre âme ?
Certains diront : « Dieu n’en demande pas tant ! », formule qui, selon Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, pourrait être l’épigraphe pour un commentaire du Code civil, ajoutant : « Il serait puéril de faire observer qu’en cette formule, bien plus mystérieuse qu’on ne croirait, tout porte sur le mot tant, dont l’abstraite valeur est toujours à la merci d’un étalon facultatif qui n’est jamais divulgué. Cela dépend naturellement de l’étage des âmes. » Chacun bien sûr possède une âme, même s’il en nie ou en néglige l’existence. Mais à quel étage se situe donc notre âme ? L’étage de nos pieds et de toutes nos activités humaines qui, pour la plupart, sont vaines et inutiles ? L’étage de notre ventre si nous poursuivons sans cesse les plaisirs et les rassasiements ? L’étage de notre cœur si nous donnons la priorité à l’exercice de la charité ? L’étage de notre cerveau, si nous pensons que tout peut être connu, maîtrisé et résolu par l’intelligence humaine ? Pour d’autres, l’âme ne décolle pas du fond de la tasse de café qu’ils viennent de boire et qui les empêche de fixer le regard vers le ciel.
« L’arbre est enraciné dans le ciel »
Simone Weil, dans un beau texte intitulé La Personne et le Sacré rédigé peu de temps avant sa mort en 1943, inspirée par le dialogue platonicien du Timée, écrivait : « Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfouit profondément dans la terre ses puissantes racines. L’arbre est en réalité enraciné dans le ciel. » Voilà ce qu’a oublié l’homme occidental contemporain. Il croit que la nature est sa mère alors qu’elle n’est que sa sœur, créée du même limon que lui par Celui qui règne dans les cieux. L’homme n’est pas le fils de la terre, il est fils du ciel. L’ordre naturel ne s’explique que par l’ordre surnaturel. Si les deux sont séparés l’un de l’autre, au détriment de l’ordre surnaturel, alors l’homme devient un déraciné.
« L’homme moderne est cet être revenu de tout, fier de ne croire à rien d’autre qu’à son propre pouvoir.»
François Cheng, dans son ouvrage De l’âme, rappelle cette vérité essentielle, sans atteindre la Révélation du Christ et en demeurant hélas dans une sorte de syncrétisme : « L’homme moderne est cet être revenu de tout, fier de ne croire à rien d’autre qu’à son propre pouvoir. Une confuse volonté de puissance le pousse à obéir à ses seuls désirs, à dominer la nature à sa guise, à ne reconnaître aucune référence qui déborderait sa vision unidimensionnelle et close. Il s’attribue des valeurs définies par lui-même. Au fond de lui, ayant coupé tous les liens qui le relient à une mémoire et à une transcendance, il est terriblement angoissé, parce que terriblement seul au sein de l’univers vivant. Il se complaît dans une espèce de relativisme qui dégénère souvent en cynisme ou en nihilisme. »
Ceux qui regardent le fond de leur tasse
Intéressant de constater le décalage entre le geste du maire de Venise, écharpe tricolore en bandoulière, agenouillé devant la sainte image de la Sainte Vierge à la basilique Santa Maria della Salute construite après la terrible épidémie de peste en 1630, et l’absence totale de dimension verticale dans les discours de nos politiques qui mettent leur point d’honneur à mépriser le surnaturel : ceux qui regardent le ciel, ceux qui regardent le fond de leur tasse.
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François Cheng semble être ébloui par Simone Weil, et notamment par le texte de L’Enracinement (1943), ébauche d’une réflexion sur les besoins de l’âme que la philosophe regarde d’abord comme des obligations envers un ordre surnaturel et envers les autres plutôt que comme des droits pour soi. En période de crise, il serait bon que les obligations prennent le pas sur les droits, mais cela ne serait possible que si l’éducation en amont avait inculqué cette priorité dans les esprits. Lorsque ceux qui exercent le pouvoir donnent à longueur de temps l’exemple d’une dictature de leurs droits et de leurs désirs sur leur devoir d’état, il n’est pas étonnant qu’un pays ne soit pas capable de réagir avec force d’âme, c’est-à-dire en déployant toutes les ressources de toutes les vertus associées à cette vertu de force. Il sera bien vain de tonitruer d’un air martial si les mots ne recouvrent que de la poussière. Simone Weil écrivait :
« Il y a hors de cet univers, au-delà de ce que les facultés humaines peuvent saisir, une réalité à laquelle correspond dans le cœur humain l’exigence de bien total qui se trouve en tout homme. De cette réalité découle tout ce qui est bien ici-bas. C’est d’elle que procède toute obligation. Sur elle est fondée l’obligation qui engage chaque homme envers tous les êtres humains sans exception.
Cette obligation est celle de satisfaire aux besoins terrestres de l’âme et du corps de chaque être humain autant qu’il est possible […]. Les besoins d’un être humain sont sacrés […]. Il s’agit seulement de besoins terrestres, car l’homme ne peut satisfaire que ceux-là. Il s’agit des besoins de l’âme autant que ceux du corps. L’âme a des besoins, et, quand ils ne sont pas satisfaits, elle est dans un état analogue à l’état d’un corps affamé ou mutilé. »
Nul n’est à l’abri des entreprises de l’âme
L’âme humaine a besoin de vérité et d’honneur. Un régime politique incapable de répondre à cette faim, ou, pire, qui œuvre en tout pour la satisfaire par des ersatz sans valeur et trompeurs, met en jeu sa légitimité et, pour le moins, son autorité. Tout ce qui n’aide pas au cheminement de l’âme doit être considéré comme néfaste, produit par les démons qui sont incapables de créer et qui ne savent que salir, enlaidir et détruire. Les accents pauliniens de l’Épître aux Hébreux nous rappellent à notre devoir en soulignant combien Dieu nous connaît dans le moindre détail et le recoin le plus obscur : « […] La parole de Dieu est vivante, efficace, et plus pénétrante que tout glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; et elle discerne les pensées et les intentions du cœur » (IV, 12).
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Il serait prétentieux et bête de croire que l’on peut se dédouaner et faire l’économie de l’âme, si dérangeante évidemment puisqu’elle ne cesse de tarabuster notre conscience, la bonne et la mauvaise. Georges Bernanos note dans L’Imposture : « Par malheur, et pour le scandale de la Bête matérialiste, il n’est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l’abri, dans son sac de peau, des entreprises de l’âme. »
«L’âme doit être à la fois haute et étendue, capable d’embrasser l’infiniment grand et l’infiniment petit, d’accueillir des univers multiples sans qu’aucun ne s’y sente à l’étroit.»
L’unique sauvegarde du sac de peau, certes normal et légitime, ne suffit pas. Un peuple qui ne cherche qu’à sauver sa peau perd tôt ou tard son âme. Il ne faut pas prendre le risque de trop attendre pour se découvrir une âme, pour la soigner, la chérir et la diriger vers Celui qui en est l’origine et la fin. L’âme doit être à la fois haute et étendue, capable d’embrasser l’infiniment grand et l’infiniment petit, d’accueillir des univers multiples sans qu’aucun ne s’y sente à l’étroit. Ignorer son âme condamne à se flétrir et à ne vivre que dans la grisaille des jours remplis à ras bord de tant de choses futiles et inutiles. Sainte Hildegarde von Bingen montre combien l’action de l’âme est essentielle à la fois au corps et à l’esprit lorsqu’elle écrit que « le corps est le chantier de l’âme où l’esprit vient jouer ses gammes », l’âme étant symphonie.
Oublier l’âme ne peut qu’exposer au pire le corps en temps d’épidémie et d’épreuve. L’homme n’est que poussière, et cette poussière ne peut vivre que par l’âme.
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