Jacques Gauthier a connu Jean Vanier à l’Arche de Trosly en 1973. C’est avec une grande tristesse et une profonde sidération qu’il a appris les révélations des abus sexuels dont il est l’auteur. Selon lui, aujourd’hui le deuil est immense, « car il touche à l’image que nous nous faisions de Jean, à la souffrance des femmes qu’il a agressées, au désarroi de ceux et celles qui travaillent à l’Arche, aux personnes handicapées elles-mêmes, à l’Église et le monde, pour qui Jean était une icône ».
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À la mort du fondateur de l’Arche, le 8 mai 2019, j’écrivais cet article sur mon blogue : Jean Vanier, un fou admirable. Je relatais mon séjour de six mois à l’Arche de Trosly-Breuil en 1973, alors que j’étais au début de la vingtaine. J’évoquais mes rencontres avec cet homme de compassion et de foi que j’aimais beaucoup et qui parlait si bien de Jésus.
Il y avait aussi le père Thomas Philippe, père spirituel de Jean et aumônier de l’Arche jusqu’à sa mort en 1993. Je le rencontrais souvent et il m’était un guide précieux dans mes premiers pas sur les chemins de la prière intérieure. Jean et le père Thomas étaient pour moi des témoins du Christ, des apôtres de l’amour de Dieu. Comme je l’écris dans mon hommage à Jean, ce fut toute une surprise d’apprendre qu’en 2014 le père Thomas était dénoncé pour des abus sexuels commis sur des femmes adultes à l’Arche. Jean savait, mais il niait. Pire, il avait lui-même agressé sexuellement et manipulé spirituellement des femmes jusqu’en 2005. Ça, je ne le savais pas, ce fut tout un choc d’apprendre les résultats de l’enquête indépendante initiée par les dirigeants de l’Arche.
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Aujourd’hui, le deuil est immense, plus que sa mort. Comme pour beaucoup de gens, je me sens trahi. Ce deuil est collectif, car il touche à l’image que nous nous faisions de Jean, à la souffrance des femmes qu’il a agressées, au désarroi de ceux et celles qui travaillent à l’Arche, aux personnes handicapées elles-mêmes, à l’Église et le monde, pour qui Jean était une icône. Je compatis et je prie. Il me reste la prière, les larmes, le silence et les mots.
À l’annonce de la nouvelle le 21 février au soir, je me suis dit : « Pas un autre, et pas lui en plus ». Mon épouse et moi étions tellement déçus. Le lendemain matin, j’ai partagé ma peine sur ma page Facebook, qui a suscité un grand nombre de commentaires pertinents. J’en relève quelques-uns : l’appel à la miséricorde et à la prière, le courage de faire la vérité, le désir que ces agressions arrêtent, la vigilance dans le combat spirituel, le danger de mettre des personnes sur un piédestal, l’importance du discernement dans l’Église, la propension de faire le bien comme le mal, le respect de la liberté conscience dans l’accompagnement spirituel, la reconnaissance du bien que Jean Vanier a tout de même réalisé par ses livres, ses retraites, son engagement envers les petits de l’Arche.
Un rapport accablant
Je suis abasourdi par tout ce que j’apprends à la lecture du Rapport de synthèse par l’Arche Internationale, que l’on retrouve sur leur site Web. Je sais que certains auraient préféré que ce rapport ne soit pas publié, mais la vérité finit toujours par faire surface. Mieux vaut crever l’abcès maintenant, même si ça fait mal. Je salue le courage et la transparence des responsables de l’Arche, cette volonté de faire la lumière pour aller au bout de la vérité, à la suite de Jésus : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jean 3, 21)
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Les abus sexuels posés par Jean, de 1970 à 2005, sont totalement inacceptables et sont contraires à ce qu’il prêchait, ainsi qu’aux valeurs de justice et de respect promues par l’Arche. Cette histoire sombre fait aussi partie de l’histoire de l’Arche, et c’est à travers elle que le Christ ressuscité exerce sa miséricorde. Il y a le messager faillible, et le message de fraternité et de paix; Il y a le fondateur vulnérable, et l’Arche qui continue son œuvre d’accueil et de défense des personnes handicapées.
La part d’ombre
Il y a une part d’ombre et de lumière en chacun de nous, un combat entre le bien et le mal, la grâce et la liberté, que saint Paul exprime en ces termes : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. » (Romains 7, 19) Le côté sombre de Jean est d’autant plus éclatant que nous étions habitués à ne voir que la lumière de son image iconique : homme pauvre et bon qui donnait tout à l’Arche, prophète de l’Évangile qui se faisait si proche des plus souffrants, conférencier à la parole sage et réconfortante. Tout cela est vrai et le bien que Jean a accompli tout au long de sa vie demeure un vrai bien. Mais des questions demeurent.
Est-ce par fidélité à son père spirituel qu’il a toujours nié que, dès les années 1950, il savait qu’il avait été condamné par l’Église en raison de ses pratiques sexuelles et de sa mystique déviante? Est-ce que son emprise sur Jean était si forte que celui-ci n’a pas tenu compte des recommandations de l’Église à ne pas l’inviter à l’Arche, où il a continué ses abus? Pourquoi l’Église l’a-t-elle laissé exercer son ministère? Comment peut-on en arriver à abuser des femmes adultes en situation de vulnérabilité, et se bricoler une pseudo-mystique pour justifier des gestes sexuels en disant que c’est Jésus qui aime en moi? L’une d’elles témoigne dans le rapport : « J’étais figée, j’étais incapable de distinguer ce qui était bien de ce qui était mal ». C’est tout à l’honneur des victimes d’avoir rompu le silence, malgré les séquelles qui durent encore.
Le besoin de modèles
Nous avons tant besoin de modèles que parfois nous en faisons des idoles intouchables. Moi-même, je prenais Jean pour un saint, mais la statue vient de tomber. Il nous faut nous recentrer sur l’essentiel, nous dit saint Paul, dans la lecture de ce dimanche : « Il ne faut pas mettre sa fierté en tel ou tel homme. Car tout vous appartient […] Tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. » (1 Corinthiens 3, 21-23)
Face au Christ, il y a le diabolos, le diviseur, le tentateur. Jésus l’a affronté au désert. Mystérieuse figure du mal! Nous l’oublions parfois dans le combat spirituel que nous menons au jour le jour. Le pape François en parle souvent. Dans la prière que Jésus a laissée, nous terminons par ces demandes au Père : « Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal ».
La peine que nous ressentons est aussi celle du Christ, notre humiliation est aussi la sienne. Il souffre en nous et nous souffrons en lui, car nous sommes les membres de son corps, tous appelés à la sainteté : « Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous » ? (1 Corinthiens 3, 16).
« Ne vous laissez pas voler votre espérance », répète le pape François. Malgré les déviances et les dérives de Jean Vanier, du père Thomas et de tant d’autres, l’espérance ne me quitte pas, puisque je sais que Pâques est au bout de la route, que la vie a vaincu la mort. Personnellement, je redouble de ferveur dans la prière et, avec Marie, je tourne mon regard vers le Christ en croix qui a vaincu le mal. Je ne dis rien, nous nous comprenons.