L’effigie d’Emmanuel Macron au bout d’une pique a réveillé les mythes fondateurs de la violence politique moderne. Contrairement à la légende, la Révolution ne fut pas un “bloc”.
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“La représentation d’une tête au bout d’une pique, qui n’est rien d’autre que la continuité de la guillotine, est à mes yeux absolument et totalement condamnable” fulmine Robert Badinter, très en colère, lundi 27 janvier sur le plateau de France 5. Les journalistes viennent de diffuser les images de l’effigie d’Emmanuel Macron brandie sur des piques, en tête du cortège d’une manifestation nocturne contre les retraites. Une marche aux flambeaux comparée à la prise de la Bastille selon les propos de Jean-Luc Mélenchon. La date a-t-elle été symboliquement choisie ? Le cortège aux piques a eu lieu le 22 janvier, lendemain de l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI.
La naissance de la République
Robert Badinter a évidemment raison de se mettre en colère devant une telle provocation. L’homme qui a combattu, et vaincu, la peine de mort durant des années ne pouvait que crier devant cette justification d’une exécution politique. Et nous sommes très étonnés de voir qu’il est l’un des rares à avoir réagi.
Mais ce problème de violence politique appelle à un éclairage. La vie politique française possède des mythes, en réalité récents, qui peuvent expliquer ce silence généralisé. Le principal mythe est celui de la Révolution Française : cet événement fondamental de l’histoire de France est perçu depuis quelques décennies comme une sorte de naissance de la République, à l’origine de nos institutions. La prise de la Bastille, les multiples émeutes du peuple arpentant les rues en armes, et en flambeau la nuit, brandissant des têtes coupées font partie de l’imaginaire collectif et du décorum d’une Révolution mère des libertés et de la République. Mythe qui se moque d’ailleurs de la réalité historique. Le très républicain radical Clemenceau disait, au mépris de l’histoire, que la révolution est un bloc qu’il faut accepter ou rejeter en bloc. Pour le Tigre il n’y avait donc pas de bons et de mauvais révolutionnaires, juste une révolution qu’il voulait continuer… Ainsi s’est construit le « mythe » au cours de la IIIe République.
Une période complexe
Or, avec un tel mythe fondateur il n’est pas surprenant de voir surgir aujourd’hui une justification de la pire violence en politique. Jean-Luc Mélenchon l’a justifié par la référence à la prise de la Bastille (qui eut pourtant lieu le jour…), lui qui ne cache pas son admiration pour Robespierre.
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Nous pourrions être également surpris que cette « reconstitution » révolutionnaire ait choqué Robert Badinter, lui qui a écrit un ouvrage élogieux sur un conventionnel Girondin : Condorcet. Contradiction ? Non, car Condorcet était hostile à la Terreur montagnarde, il en fut la première victime en mourant mystérieusement en prison, et il était opposé à la peine de mort. Condorcet a voté contre la mort de Louis XVI. Robert Badinter, sans être un grand critique de la Révolution française, a sans doute une lecture plus subtile de cette période complexe.
Le mythe du « bloc »
Le mythe de la Révolution en un bloc, mythe fondateur de la culture républicaine du XXe siècle, est totalement faux. La Révolution est un évènement plein de contradictions, de factions rivales s’entretuant, d’épisodes d’instabilité, de grandeurs aussi, et d’horreur également. Ainsi, les références révolutionnaires que la République contemporaine a gardé dans sa constitution comme principes fondateurs ne sont pas des symboles républicains mais… datent de la monarchie constitutionnelle préparée avec le serment du Jeu de paume du 17 juin 1789 et renversée le 10 août 1792. Il s’agit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, du drapeau tricolore tiré de la cocarde de la garde nationale signifiant l’alliance du peuple de Paris (bleu et rouge) avec le roi (blanc), le 14 juillet 1790 (la fête de la Fédération rassemblant le roi et son peuple) et enfin de la Marseillaise, chant militaire composé six mois avant la chute du roi… Pourquoi ces symboles ? Parce qu’ils ont traversé le temps comme étant les plus consensuels. Ils datent du début de la Révolution Française, période qui a connu les plus grandes avancées libérales sans le terrorisme d’État qui s’est installée avec la première République en 1792.
Les contradictions des libéraux
Tout au long du XIXe siècle, la France a été hantée par le souvenir de l’horreur de la Terreur montagnarde. Partagée entre un désir de liberté politique et l’angoisse de voir revenir aux pouvoir des terroristes. François Furet raconte très bien cette tension, décrivant dans son ouvrage monumental sur la Révolution cette contradiction chez les plus libéraux. Avancer en libertés mais arrêter la Révolution. Dès le lendemain de la Terreur en 1795, les conventionnels modérés renversent Robespierre au mois dit de « Thermidor ». Ils installent le Directoire, mais le régime est instable à cause d’une Constitution trop rigide. Alors un autre se charge d’arrêter pour de bon la Révolution : Napoléon Bonaparte. Mais les accès révolutionnaires reviennent, avec toujours des radicaux violents et des libéraux voulant avancer sans la Terreur.
C’est le cas en 1830 : en trois jours les libéraux évitent la République pour contenir la situation avec un nouveau type de monarchie. C’est le cas en février 1848 : Lamartine fait un vibrant plaidoyer en faveur du drapeau tricolore alors que les radicaux veulent le drapeau rouge… drapeau sanglant selon les modérés. Et les hommes de février votent rapidement l’abolition de la peine de mort en matière politique, pour protéger le régime des extrêmes. En juin 1848, les radicaux tentent un coup de force avec une insurrection extrêmement sanglante louée par Marx comme la lutte des classes. Que font les révolutionnaires modérés de 1848 ? Ils défendent la répression, hélas terrible face à des insurgés terribles, du général Cavaignac, et lui donnent provisoirement les pleins pouvoirs.
Les deux Républiques d’Ozanam
Pourtant ces républicains ennemis des nostalgiques de Robespierre se revendiquent révolutionnaires… Mais à leur manière. Parmi eux, il faut citer le bienheureux Frédéric Ozanam qui considère la devise de la République comme l’avènement temporel de l’Évangile et la révolution de février 1848 comme un progrès qu’il faut soutenir. Ozanam a pourtant été un adolescent légitimiste, pourfendeur de Louis-Philippe en 1830. Que s’est-il passé ? En réalité Frédéric est comme les républicains modérés du XIXe siècle : il désire avant toute chose la liberté politique. Or, même dans sa période légitimiste, il porte sur « la révolution » des mots élogieux alors qu’il parle des « fantômes hideux » de 1793… La Révolution dont parle Frédéric est la période de 1789. Une Révolution qu’il décrit comme suscitée par Louis XVI en levant les États-Généraux qui suivent un processus démocratique avec les cahiers de doléances. Frédéric constate un basculement en septembre 1789 par la nationalisation des biens du clergé qui est, selon lui, anticonstitutionnelle car en contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. La Révolution se contredit et c’est la première étape de la barbarie révolutionnaire organisée par l’État qui culminera avec la Terreur de 1793.
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En 1848, Frédéric Ozanam plaide pour que la nouvelle République ne refasse pas les mêmes erreurs que celle de 1793. Dans un magnifique texte du 23 avril 1848 intitulé Les deux Républiques, il oppose la République athée où le peuple est un souverain absolu et la République chrétienne où le peuple reçoit la souveraineté de Dieu à travers la conscience des hommes et la loi naturelle. Le pouvoir du peuple n’est donc pas sans limite et il doit rendre des comptes à Dieu. L’absence de Dieu dans la République de 93 était selon lui responsable de la Terreur, et il invite à une démocratie chrétienne qui, elle seule, peut contribuer au bien commun. Magnifique plaidoyer pour l’école du droit naturel qui n’est pas sans annoncer les discours de Benoît XVI sur ce sujet.
Violence ou prudence
La France du XXe siècle s’est éloignée de la prudence des républicains modérés du XIXe siècle et a fortiori des démocrates-chrétiens comme Ozanam. Elle a préféré suivre Clemenceau dans sa révolution continue et son exaltation de tous les révolutionnaires. Ceci explique ce mythe de la violence révolutionnaire illustré le 22 janvier dernier… Et ceci explique aussi la solitude de Robert Badinter dans son salutaire coup de colère.