Dans sa course effrénée à la consommation à outrance, l’Occidental ne supporte pas qu’on lui parle des symptômes de sa mort spirituelle. Pour lui, par sa seule existence, le christianisme est l’adversaire définitif.
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Comme le montrent les faits divers qui viennent périodiquement à la surface du grand fleuve médiatique, mais aussi ces « petits riens » qui sont souvent bien plus révélateurs de l’esprit du temps que les évènements sonores, tout indique qu’un antichristianisme de fond, puissant et vigoureux, est en train de s’enraciner dans l’ensemble des sociétés occidentales. Cet antichristianisme va bien au-delà de l’anticléricalisme traditionnel des milieux libertaires, tendance Charlie Hebdo, ou de la réaction aux scandales de pédophilie dans l’Église. C’est une hostilité de principe envers le christianisme qui s’exprime de façon de plus en plus radicale et qui, loin d’être marginale, concerne par exemple une fraction significative de la classe dirigeante, dans les médias mais aussi dans l’ensemble des lieux de pouvoir.
Un phénomène déroutant
Cette hostilité, de plus en plus difficile à nier et qui ne se réduit plus à quelques croix brisées, suscite une perplexité attristée dans ce que l’on appelait jadis « l’aile marchante » de l’Église et qui, après avoir donné depuis plus de 60 ans, tant de gages de réconciliation à la « modernité », après avoir célébré sur tous les tons l’aggiornamento du catholicisme s’étonne d’être si peu payé de retour et de recevoir de la boue plutôt que les félicitations du jury. Quant au petit carré des intégristes, il se contente de voir dans l’antichristianisme contemporain une énième coulée de lave de l’esprit satanique qui se déverse sur le monde depuis, au moins, la réforme protestante.
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Déception d’un côté, obsession de l’autre, on ne peut pas dire que nous soyons aidés dans notre compréhension du phénomène. Il est vrai que celui-ci déroute. L’antichristianisme traditionnel, venu du XIXe siècle, s’alimentait surtout à la critique d’une Église dont la puissance menaçait la liberté des consciences, une Église aux évêques trop affamés de pouvoir temporel, aux prêtres trop nombreux, aux moines trop gras. Or, le moins que l’on puisse dire aujourd’hui, c’est que l’Église catholique, comme du reste les autres confessions chrétiennes, n’est plus, en Occident, coupable d’être trop puissante.
La vérité d’une époque
Faut-il dès lors s’enfoncer dans le déni, en soutenant, contre l’évidence, que l’antichristianisme contemporain n’est qu’un épiphénomène marginal qui n’a rien à voir avec le substrat de fond de nos sociétés ? Faut-il se contenter de courber la tête comme la brebis moyenne en se contentant de soupirer et d’invoquer une injustice incompréhensible ? Ou bien encore faut-il enfin prendre la mesure du phénomène, aller jusqu’au fond de celui-ci, sans céder aux tentations complotistes mais sans non plus user d’euphémisme ou se contenter d’invoquer de regrettables incompréhensions ?
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Si l’on choisit d’aller dans cette voie, alors, il faut risquer cette hypothèse : loin d’être un élément marginal, folklorique, une résurgence du vieil anticléricalisme immémorial, l’antichristianisme occidental contemporain est un phénomène à la fois central et original : la manifestation d’un esprit entièrement spécifique à notre époque et qui, en même temps, exprime la vérité de celle-ci, en tout cas la vérité de celle-ci que veut imposer l’idéologie actuellement dominante en Occident.
La recherche continue de la possession
Pour comprendre cette affirmation, il faut commencer par s’abstraire de la raison sociale officielle de l’Occident, des mots qu’il emploie à satiété pour se décrire tel qu’il se voit. Ces mots, sans cesse ressassés, sont bien connus : démocratie, droits de l’homme, progrès, émancipation, libération… Mais qu’y a-t-il derrière la belle harmonie de ces termes sonores, la symphonie bien arrangée de ces notions vertueuses ? Il n’est pas utile d’avoir consacré des années à de savantes études pour répondre à cette question. Il suffit d’aller un peu regarder Netflix, Youtube et, plus généralement, tous les robinets à images à travers lesquels l’Occidental contemporain se donne à voir, exhibe ses rêves et ses peurs.
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Or, que percevons-nous sur ces supports ? Une idée unique mais déclinée à travers des millions d’occurrences : la recherche continue de la possession, c’est-à-dire d’une possession toujours plus possessive du monde. Depuis la plus vulgaire pornographie jusqu’aux recherches intellectuelles supposées les plus éthérées, l’Occidental contemporain est engagé dans un combat avec le monde pour se l’approprier. S’approprier quoi exactement ? Des corps humains, la grosse galette, le fauteuil du patron, le pouvoir, la célébrité et l’influence, bien sûr, mais, au-delà, les dernières petites merveilles de la technologie, les derniers paysages de cette terre non encore dévoyés par le tourisme de masse, et, encore au-delà, la jeunesse éternelle, la vie et ses ultimes secrets… Pourquoi cette course à l’appropriation ? Non pas en raison de quelque volonté de puissance nietzschéenne. Cette quête était bonne pour nos prédécesseurs du siècle dernier. L’Occidental contemporain n’a rien de luciférien. S’il déploie autant d’efforts pour s’approprier le monde, c’est que, incapable de croire à une quelconque transcendance — que celle-ci se nomme Dieu, Patrie ou Communisme — il cherche fébrilement dans la possession des marchandises le seul sens qu’il puisse donner encore à son existence : jouir, jouir toujours plus intensément de son pouvoir sur les êtres et les choses pour oublier que, sans ce pouvoir, il n’est rien dans l’exacte mesure où il ne croit plus en rien.
Symptômes interdits
C’est parce que le pressentiment de son néant le cerne de partout que l’Occidental se voit contraint d’aller toujours plus loin dans la possession pour conjurer le spectre. De là cette course épuisante, et à bien des égards insensée, qui assèche la terre, expulse le ciel, flétrit les âmes, cette course au pouvoir pour le pouvoir qui, au fond, est parfaitement vaine. Car, à la fin, les choses, toutes les choses, se vengent d’être ainsi violentées. Elles s’enfuient et laissent l’Occidental avec des effigies dépourvues de vies, des mannequins sur lesquels il peut tout parce que ce ne sont que des mannequins. Au lieu d’habiter avec les choses, comme autrefois, l’Occidental se retrouve avec des supports passifs et muets, et avec des machines dont les performances ne le délivreront jamais de sa solitude.
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Ce constat, nous le faisons tous, même ceux d’entre nous qui, en paroles, s’affirment les plus ardents zélateurs de la modernité, les plus enthousiastes « progressistes ». Nous savons que la course effrénée ne mène qu’à la mort spirituelle. Mais nous ne voulons pas le savoir. L’Occident contemporain est profondément malade. Il ressent sa maladie, sait qu’à travers la possession toujours plus poussée du monde, il se perd et perd le monde avec lui et parce qu’il ressent sa maladie, il ne supporte pas qu’on lui en parle, qu’on en décrive les symptômes, qu’on lui annonce que son pronostic vital est engagé. Il veut croire qu’un tout petit peu plus de pouvoir, une gorgée supplémentaire d’appropriation, suffiront à le guérir même si, au fond de lui-même, il est sans illusion sur le vide qu’il est devenu et qui s’élargit sans cesse.
Est-il besoin de dire que cette soif de l’appropriation est exactement à l’opposé de la parole chrétienne, de toute parole chrétienne authentique ? S’il est une leçon chrétienne, c’est bien, en effet, que la possession ne sauve pas. Au contraire, c’est dans la dépossession, autrement dit dans le don total allant s’il le faut jusqu’à la mort sur la croix, dans l’appauvrissement résolu de soi au service de Dieu et du prochain, dans le refus de déformer les choses jusqu’à en faire des idoles, dans l’acceptation que l’homme ne peut pas tout, que naît la possibilité de vivre, de vivre vraiment, pleinement, dans une relation d’estime et de confiance avec l’ensemble des choses. Ce chemin de salut, apparemment paradoxal, puisque, au rebours de toute l’idéologie moderne, il requiert de se perdre pour se trouver, va en direction opposée de l’autoroute moderne vers la possession qu’on nous enjoint de suivre, en restant bien sagement dans la file.
L’adversaire définitif
Il n’y a pas de hasard, surtout dans ces matières. L’antichristianisme contemporain n’est donc pas une bizarrerie, un surgeon du vieil anticléricalisme ou une obsession incompréhensible. Si la modernité occidentale professe un antichristianisme de principe, c’est qu’elle sent, même lorsqu’elle ne le sait pas clairement et explicitement, que le christianisme est l’adversaire résolu, définitif, de la voie qu’elle emprunte, non pas parce que le christianisme vivrait dans l’obsession de la modernité mais parce qu’il est ce qu’il est.
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Mais les chrétiens sont-ils aussi lucides ? S’ils l’étaient, peut-être abandonneraient-ils leurs tentatives naïves de conciliation qui, jusqu’à l’autodissolution finale attendue d’eux, ne seront jamais suffisantes pour la modernité. Peut-être entreraient-ils dans un juste combat, dans un combat spirituel contre l’esprit de la modernité occidentale, non pas au nom du plus ou moins joli temps d’avant, non pas au nom de traditions fétichisées, mais parce que, pour un chrétien, il va de soi, ou il devrait aller de soi, que le bonheur est dans le don, et jamais dans la possession. Alors, si tel était le cas, et malgré la crise écologique, malgré la démoralisation généralisée des esprits qu’induit le culte de la marchandise, malgré les manipulations de plus en irresponsables du vivant, malgré tous ces signes de la grande crise dans laquelle nous sommes déjà entrés, un sentiment qui ressemble à l’espérance pourrait réveiller notre monde.