Dans un monde dominé par la toute-puissance de la raison et de la technique, c’est l’émotion qui fait la loi.
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Depuis quelques décennies, on assiste dans les sociétés occidentales à une montée en puissance apparemment irrésistible de l’émotion, qui commande de plus en plus nos réflexes moraux. C’est là un paradoxe étonnant : dans un monde qui se flatte d’être entièrement régi par la raison, et en particulier par la raison technique, s’acharnant à traquer toute trace de surnaturel, cette même raison est de moins en moins invoquée, et pèse de moins en moins, lorsqu’il s’agit de prendre position sur un fait ou une idée. Ce qui compte, c’est d’être ému et l’émotion suffit pour justifier. Si tel état de fait, dans le monde, suscite mon émotion, si, par exemple, il provoque chez moi un sentiment d’indignation, c’est assez pour que ce sentiment d’indignation soit fondé, et motive mon engagement.
La juste émotion
Il n’y a évidemment pas lieu de proscrire l’émotion en tant que telle. L’homme n’est pas une machine rationnelle et sa capacité à ressentir des émotions est sans doute l’un des principaux éléments constitutifs de son humanité, sa principale force de résistance aux systèmes totalitaires et à leurs raisons implacables. D’ailleurs, plusieurs passages des Évangiles ne nous montrent-ils pas le Christ soulevé par l’émotion, qu’il s’agisse de pitié envers les pauvres et les malheureux, ou bien de colère au spectacle de la dureté de cœur, en particulier de ceux qui ont oublié l’esprit de la Loi au profit de sa lettre ?
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Toutefois, le Christ ne s’en tient jamais à l’émotion : il resitue immédiatement celle-ci dans un enseignement théologique et métaphysique qui l’explique et lui donne un sens qui la transcende. S’il est ému, c’est parce qu’une situation va contre la volonté du Père, défigurant gravement celle-ci ; s’il est ému, c’est parce que le monde blasphème, et son souci est, à partir de son émotion, de nommer ce blasphème et de l’expliquer.
Une société adolescente
Rien de tel avec notre monde où l’émotion est à soi-même sa propre fin et sa justification. « Si je suis ému, si j’ai pitié ou si je m’indigne, comment pourrais-je avoir tort ? », voilà, somme toute, la rengaine que l’on nous sert en permanence, l’atout décisif qui permet de remporter la partie. Il y aurait, à coup sûr, une histoire passionnante à établir de cette prise de pouvoir par l’émotion dans nos sociétés. Sans doute le déclin radical de l’écrit, et l’ascension tout aussi spectaculaire de l’image y ont-ils leur part. On pourrait aussi invoquer la prépondérance de la figure de l’adolescent dans nos sociétés. Or, l’adolescence est, par excellence, l’âge de la vie où prévaut une perception tactile du monde, sans doute parce que l’émotion est une arme de destruction massive à l’encontre des adultes, responsables, donc coupables, puisqu’ils ont provoqué ou laissé faire ce qui nous bouleverse… Enfin, comment ne pas évoquer l’irruption des réseaux sociaux et leur classement de tout et de n’importe quoi à partir de ces deux catégories, liker et ne pas liker ?
Mon moi inattaquable
Mais il est une autre raison, à mon sens décisive, expliquant ce triomphe de l’émotion. Elle tient à la croyance — sans doute l’ultime croyance sérieuse des Occidentaux — dans la vérité et l’authenticité du sujet singulier. Nous voulons bien tout critiquer, tout « déconstruire », mais à la condition que cette déconstruction s’arrête aux portes de la notion de sujet. Chacun de nous est persuadé qu’il est ce qu’il est et que ce qu’il est ne ment pas. Il est un sujet autonome, libre et véridique. Ce qu’il pense, ce qu’il dit, ce qu’il croit, ce qu’il ressent vient de lui et, venant de lui, ne saurait être suspecté. Dès lors, au nom de quoi remettre en cause l’émotion, ce fragment de ma subjectivité qui ne saurait être falsifié ou frelaté puisque c’est mon moi qui parle et s’indigne ou s’apitoie à juste titre puisqu’il ressent le besoin de s’indigner ou de s’apitoyer ?
Jouissible bonne conscience
Le règne de l’émotion est ainsi la conséquence directe de notre foi dans la subjectivité individuelle — ultime vérité, qui demeure, croyons-nous, quand toutes les autres figures de la vérité ont été dissipées. Pourtant, si l’émotion nous domine autant, ce n’est pas seulement parce qu’elle est nécessairement vraie, étant notre émotion. C’est aussi parce qu’elle provoque en nous une profonde jouissance. Car, comme j’ai essayé de le montrer dans mon ouvrage L’Ère du consommateur, le sujet moderne n’est pas neutre, dépourvu de sens et de direction. Il est tout entier organisé pour s’approprier le monde afin de le consommer et de retirer une jouissance de cette consommation.
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Or, une perception spontanément émotive du monde présente pour nous l’immense avantage de tirer profit du spectacle du monde pour en jouir. Puisque nous nous indignons ou puisque nous avons pitié, puisque nous sommes émus, c’est donc que nous avons un sens moral, délicat et frémissant. Si nous ressentons avec autant d’intensité l’état du monde, c’est la preuve irréfutable que nous avons une belle âme. Cette belle âme nous gratifie, à son tour, d’une bonne conscience qui nous sauve de l’insignifiance, nous permet d’être quelqu’un puisque nous nous distinguons des autres. L’émotion est ainsi ce qui nous permet de consommer moralement le monde, c’est-à-dire de tirer une jouissance intéressée de notre morale.
L’usage politique de l’émotion
Loin d’être anecdotique, la prédominance actuelle de l’émotion est ainsi au centre du dispositif qui régit nos sociétés. C’est parce que nous sommes ce que nous sommes que nous croyons à l’émotion. Mais, en retour, cette croyance influe sur notre monde. Car, bien sûr, l’émotion ne se résume pas à ce mouvement spontané, naturel, de la conscience auquel on voudrait nous faire croire. L’émotion peut être justifiée ; elle n’est jamais évidente. Il existe un usage politique de l’émotion, les régimes totalitaires du XXe siècle l’ont amplement démontré. Il existe aussi un usage social de l’émotion : de même que, comme je l’ai évoqué dans ma précédente chronique, nous ne sommes pas égaux devant les représentations de ce qui est « moderne » et de ce qui ne l’est pas, nous ne le sommes pas davantage en matière d’émotions. Comme par hasard, ce sont toujours les émotions de la classe dirigeante et de ses enfants qui prévalent dans les médias et deviennent ainsi les émotions de la société dans son ensemble, celles qu’il faut ressentir pour appartenir à cette société.
Exit, la notion de vérité
Enfin, la prépondérance de l’émotion confirme le déclin, dans notre monde, de la notion de vérité. Car, s’il suffit d’être ému pour être juste, quelle place détient encore la vérité, ce concept qui, contre les vents et marées du sentimentalisme, s’obstine, impavide, à affirmer ce qui est, ce qui est vraiment ? Une époque saturée d’émotion, où seul compte ce qui touche, est donc, logiquement, un âge de manipulations permanentes, de rumeurs et d’approximations savamment malaxées pour plaire ou déplaire. C’est aussi un âge où triomphe l’éphémère : on passe d’une émotion à une autre, oubliant ce qui, hier, nous tenait à cœur pour ce que nous aurons oublié demain, oubliant surtout le propre de la vérité, qui est de ne pas passer.
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