Le cinéaste franco-polonais revient sur la plus grande erreur judiciaire du XIXe siècle : l’Affaire Dreyfus. Adapté du roman du grand romancier policier Robert Harris, le film est mené comme une enquête, celle du colonel Picquart. Réalisation, jeu d’acteur, scénario, tout l’éclat d’un grand film est donné à l’affaire.
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L’affaire Dreyfus a marqué le passage du XIXe au XXe siècle en France, scindant bientôt le pays en deux camps. Aujourd’hui encore, le sujet peut paraître épineux, surtout quand Roman Polanski s’en empare. Il est le deuxième réalisateur à porter l’événement au cinéma après une production britannique sortie en 1958. C’est dire le poids du silence qui a suivi en France. L’intelligence de son adaptation, assez fidèle aux faits avec un zeste de fiction, tient à deux choses : il s’appuie sur un excellent roman et tire parti de la mise à distance du personnage de Dreyfus, relégué au second plan. Jean Dujardin excelle dans le rôle principal du colonel Picquart, comme Louis Garrel dans celui d’Alfred Dreyfus. Ici, la vérité en jeu n’est pas seulement dans l’Affaire, mais aussi au cœur de la hiérarchie militaire : rendre l’honneur aux deux, par l’entremise d’une victime, — ou d’un bouc-émissaire.
L’espionnage comme diversion
En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, officier français d’origine juive, est condamné à la déportation à vie pour avoir fourni des documents secrets aux Allemands. Il n’est innocenté que douze ans plus tard, après que le scandale de l’affaire a profondément ébranlé la Troisième République. Le commandant Picquart, promu chef du bureau du renseignement militaire, découvre que le commandant Esterhazy espionne pour l’Allemagne et que son propre adjoint, Hubert Henry, le sait.
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Il y a un peu du Pianiste dans les thèmes du film. Et surtout de The Ghost Writer (de Robert Harris également) dans la conduite haletante du scénario. Roman Polanski est plus assagi que dans ses derniers films, concentré, revenant à la précision, au travail de mise en scène et à l’excellence de la direction d’acteurs, dont il est maître en la matière. Construit comme une succession d’atmosphères et de tableaux, assez sombres et froids, le retour à l’Histoire est réussi. Et ce dès la première scène, magnifique, dans la cour de l’École militaire où Alfred Dreyfus est dégradé aux yeux de tous. À l’instar de l’auteur de J’accuse, chantre du naturalisme, le film tient de cela tout comme l’origine de l’affaire : si Dreyfus n’avait pas été juif, sa condamnation n’aurait pas eu lieu. Ainsi aussi de la place d’Alphonse Bertillon (Mathieu Amalric), créateur de l’anthropométrie judiciaire, dans l’avancée de l’enquête et des scènes de vie parisiennes. L’angle de l’espionnage est tenu. Il permet à l’histoire de se dérouler en marge de l’idéologie antisémite et des tensions politiques françaises, paravents qui ont permis la condamnation de Dreyfus, et dont on ne fait pas trop cas dans le film. En somme, il s’agit à la fois d’une diversion et du coeur de l’affaire : la corruption de l’armée française et tout son romanesque. Les procès, assez convaincants, témoignent de l’acharnement à persévérer dans le mensonge en dépit des victimes.
Héros, victime et responsable : de la difficulté de distribuer les rôles
Le scénario millimétré, à de rares exceptions près, maintient la tension jusqu’à la fin. On doit ce ressenti à l’enquête et à ses conséquences. À l’art de Polanski aussi. Quand le chef du renseignement met la main sur le dossier d’Alfred Dreyfus, avec les preuves des chefs d’accusation, il tombe des nues. Le dossier est mesquin, presque vide. Plus le colonel Picquart ose s’attaquer à la hiérarchie et ses mensonges, plus la riposte est rude. Il sera écarté et réduit au silence, jusqu’au jour où, de retour à Paris, il rencontre Émile Zola à qui il raconte tout. Esterhazy est protégé, envers et contre tout. C’est lui dont l’affaire devrait porter le nom. Dreyfus, lui, n’apparaît presque que comme un symptôme. La vérité n’est donc pas si centrale mais prétexte à laver l’honneur d’une nation et de son armée, à l’époque encore importante dans la vie politique.
En fait, Alfred Dreyfus, toujours très calme et presque résigné à l’écran, mais digne, est une marionnette du pouvoir. Il est la conséquence de l’escalade de la lâcheté quand, de tous les hommes concernés par la fabrication de l’affaire, aucun n’a sondé sa conscience ni recherché la vérité. Il ne sera d’ailleurs jamais complètement réhabilité. Quand Émile Zola publie en Une de L’Aurore son réquisitoire en faveur de l’innocence de Dreyfus, il met en cause la responsabilité directe du président de la République. Signe que la responsabilité est fonction du pouvoir que l’on possède. Les noms de hauts gradés tombent, et l’on voit bien jusqu’où l’esprit de corps et celui d’élitisme peut mener. Le lieutenant-colonel du Paty de Clam, les généraux Mercier, Billot, de Boisdeffre, de Pellieux et le commandant Ravary sont accusés, dans une scène marquante où un passage de J’accuse est entendu en voix-off tandis que l’on s’arrête sur le visage des accusés.
Mais la mise en scène n’est ni dans la vengeance, ni dans l’héroïsme exagéré, comme si de tous ces hommes aucun n’avait la figure véritable d’un héros ni celle d’un salaud. C’est le corps commun qui est fort et l’homme seul qui est faible, c’est le pouvoir de la presse et de l’imagination qui dirige et non la preuve, même minime. Voilà ce que semble vouloir montrer le réalisateur derrière ce film d’espionnage, mené à la faveur d’une mise en lumière du processus du bouc-émissaire. Parallèle avec son exclusion de l’académie des Oscars? Comme l’on sait, la référence à sa situation est sous-jacente, d’où l’évocation de la vérité comme huitième art, — tout moyen est bon pour se défendre. Et suspendu à la vision d’un homme, cela devient ce qui lui semble vrai. L’art le permet. Les vrais procès sont censés faire le reste. Mais l’affaire Polanski n’est pas l’affaire Dreyfus. Reste que le film a mérité les honneurs de la Mostra de Venise. Et qu’il en aurait mérité bien plus.
Le colonel Picquart a triomphé et a fini très honorablement sa carrière, grâce au courage de son action, à sa droiture mais aussi à sa prise de distance de l’opinion du peuple, pris passionnément et avec rage par l’antisémitisme. Dreyfus a reçu la grâce présidentielle, sans pour autant pouvoir monter en grade, gardant le sceau de la victime. La scène finale est dure. Et on ressort du film résolument gagné par son trouble. Rien n’est vraiment conquis avec Polanski, il nous laisse du travail.
J’accuse – Un officier et un espion, de Roman Polanski, avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Grégory Gadebois, Melvil Poupaud, Michel Vuillermoz, Mathieu Amalric. 2h12, le 13 novembre au cinéma.