Ceux qui voudraient « changer de pape » ont du succès dans les médias, mais pas dans le peuple de Dieu, si on y regarde de plus près.
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Pendant le vol le ramenant de son voyage au Mozambique, à Madagascar et à Maurice, le pape François a surpris en parlant dans sa conférence de presse de menaces d’un schisme, c’est-à-dire d’une sécession d’une partie des catholiques ne reconnaissant plus son autorité au sein de l’Église. Le prétexte de ces réflexions était apparemment un livre tout récent de Nicolas Senèze, correspondant de La Croix à Rome : Comment l’Amérique veut changer de pape (Bayard Éditions). Le journaliste l’avait offert pendant le vol aller au pape. Et celui-ci, d’après La Croix du 5 septembre, avait déclaré que c’était « une bombe » et qu’il était « honoré d’être attaqué par les Américains ». Il y est donc revenu dans sa causerie à bâtons rompus sur le chemin du retour, tout en précisant qu’il n’avait pas lu l’ouvrage, mais en élargissant et approfondissant la perspective. Les commentaires vont bon train depuis. Il vaut la peine de regarder et ce qu’il y a dans ce livre et ce qu’a dit le pape.
Un titre trompeur
D’après un spécialiste aussi éminent que Frédéric Martel, dont Sodoma (une enquête sur l’homosexualité au Vatican et dans le haut-clergé) a été publiée avec fracas chez Robert Laffont en février dernier et qui s’exprimait dans Le Point du 11 septembre, le titre du livre qui a donné au Pape l’occasion de parler de schisme est « gravement trompeur » et « réduire l’opposition à François à un complot de l’Amérique est tout simplement faux ». De fait, Nicolas Senèze décrit le malaise provoqué aux États-Unis par les dénonciations de Mgr Vigano, qui avait été nonce là-bas et a accusé, il y a un an, le Pape de négligences dans la répression d’abus sexuels, demandant qu’il démissionne.
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À cela s’ajoutent des critiques d’« ouvertures » aux thèses écologistes, à la Chine communiste, aux « gays », aux divorcés remariés, au dialogue interreligieux… Le journaliste explique bien que cette hostilité vient d’un tout petit nombre de riches catholiques traditionnalistes aux États-Unis et d’hommes de médias ou lobbyistes réputés à leur solde, qui trouvent François trop progressiste et trop sévère pour le libéralisme économique, mais aussi d’une poignée de cardinaux à Rome et un peu partout dans le monde, lesquels sont assurément bien moins soucieux de défendre le capitalisme trumpien.
Des conjectures hasardeuses
Comme le souligne Fréderic Martel, il est totalement invraisemblable que ces opposants si diversifiés et dispersés parviennent à s’organiser et à mettre en œuvre une stratégie commune, qui consisterait à acculer François à la démission comme Benoît XVI, puis à manipuler un conclave qui élirait un nouveau pape plus conservateur. On peut de surcroît n’être pas d’accord avec l’auteur de Sodoma lorsqu’il qui trouve « presque toujours justes » les analyses de Nicolas Senèze.
Par exemple, que tel archevêque d’une grande ville n’ait pas été fait cardinal, contrairement à ses prédécesseurs, ne suffit pas à en faire le « chef de file » des détracteurs du pape au sein de l’épiscopat américain. Même en cherchant bien, on ne trouverait rien qui justifie l’allégation que Mgr Charles Chaput de Philadelphie (puisque c’est de lui qu’il s’agit) aurait publiquement pris ses distances vis-à-vis du Pape ou fait quoi que ce soit pour exciter et rallier des mécontents. Semblablement, avoir été et rester « wojtylien » et/ou « ratzingerien » n’est pas une preuve de défiance envers leur successeur.
François, Benoît et Jean Paul
De fait, Benoît XVI a tenu à rappeler qu’il serait aussi vain que malhonnête de l’invoquer contre François, après la publication au printemps dernier dans une revue allemande d’un texte interprété par pur sensationnalisme comme un désaveu du pape actuel. Et celui-ci a nettement déclaré dans l’avion qui le ramenait de Madagascar à Rome : « Les choses sociales que je dis, c’est la même chose que ce qu’avait dit Jean Paul II. La même chose ! Je le copie. » La transcription des propos du Pape montre d’ailleurs qu’il ne prend pas au pied de la lettre le titre du livre de Nicolas Senèze : « Les critiques ne viennent pas seulement des Américains [mais] d’un peu partout et aussi de la Curie. »
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François a pris soin de signaler que les actuelles tentations centrifuges ne sont pas une nouveauté : il y a toujours eu des schismes dans l’Église, a-t-il répété, citant les ruptures des premiers siècles, les « vieux-catholiques » après Vatican I, les « intégristes » après Vatican II… Ces séparations, a-t-il expliqué, sont dues au fait que « le Seigneur laisse toujours le choix à la liberté humaine ». Et il a ajouté qu’il trouve toujours personnellement profit à écouter les objections, pourvu qu’elles suscitent un dialogue, avant de conclure : « Faire une critique sans vouloir entendre la réponse […], ce n’est pas vouloir du bien à l’Église, c’est suivre une idée fixe, non ? »
Idéologie dans la foi
Cette dernière remarque du Pape reprend la description du schisme qu’il a proposée devant les journalistes : « De l’idéologie déchirée de la doctrine ». Entendons : un système, certes tiré d’une partie de l’enseignement de l’Église, mais arrachée du reste si bien que la foi est mutilée et faussée. C’est là, à vrai dire, une définition de l’hérésie : étymologiquement, une opinion particulière qui ne parvient pas à assumer l’intégralité de la Tradition.
Cette polarisation sur tel ou tel aspect ne conduit pas forcément à une séparation, tant quantité d’hérésies sont involontaires, étant donné le défi que représente d’assimiler la totalité du Credo, de tout ce qu’il implique et de l’expérience chrétienne multiséculaire. Les sorties formelles de l’institution ecclésiale, en en créant une autre qui se pose comme la seule fidèle, sont même rares. C’est pourquoi le pape, devant les journalistes, a pu parler de « pseudo-schisme ». C’était adéquat dans la mesure où ceux qui l’attaquent ne prétendent pas du tout lancer une Église rivale et où l’alarmisme courant se nourrit de fantasmes complotistes.
Un schisme sous prétexte d’hérésie ?
Certains schismes peuvent cependant n’être liés à aucune hérésie et plutôt à des incompréhensions ou querelles politiques : c’est le cas de la rupture entre les Églises d’Occident et d’Orient (cette dernière s’étant divisée, comme on le voit encore aujourd’hui en France et en Ukraine, entre les allégeances à Moscou et à Constantinople). Mais le spectre du schisme brandi de nos jours a apparemment besoin de soupçons d’hérésie pour être crédible.
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Certains commentateurs ont ainsi fait leurs choux gras de ce qu’un petit groupe de théologiens américains (mais pas de membre de la hiérarchie ni de personnalité connue parmi eux) a ouvertement taxé François de prises de position gravement infidèles au Magistère antérieur. Ces accusations ont été estimées mal fondées par le fort sérieux historien Charles Mercier dans La Croix du 7 mai dernier et l’on n’en parle déjà plus. Il est donc exagéré d’affirmer que le Pape est largement contesté au nom de l’orthodoxie catholique et que ces critiques pourraient conduire au schisme.
Le catholicisme n’est pas monolithique
Il est de même abusif de déclarer sans le justifier, comme le fait dans La Croix du 12 septembre dernier un sociologue italien des religions enseignant aux États-Unis, que l’Église américaine est « déjà dans une situation para-schismatique ». Le catholicisme américain n’est certes pas monolithique (en quoi il ne diffère pas des autres de nos jours). François y déconcerte sans doute et dérange parfois. Mais on n’a pas besoin de lui pour se chamailler. On s’oppose à lui ou bien on se réclame de lui dans des querelles qu’il n’a pas déclenchées et il n’y a certainement pas de mouvement populaire demandant que l’on « change de pape » ! Où sont célébrées des messes où l’on ne prierait pas pour et avec « notre pape François » ?
« Oui, c’est un révolutionnaire. Mais la subversion qu’il prêche est celle de l’Évangile » : c’est ce qu’en dressant fin 2013 un premier bilan du nouveau pontificat dans le Wall Street Journal, écrivait George Weigel, intellectuel américain catholique et médiatique, qui a depuis déploré que ce pape se soit trop longtemps laissé berner par l’ex-cardinal Theodore McCarrick. Mais ce biographe et thuriféraire de Jean Paul II sait bien que ce dernier a lui aussi et déjà été dupé (par des financiers, par le fondateur des Légionnaires du Christ…), et que si l’on peut reprocher quelque chose à Benoît XVI, ce n’est pas une méfiance soupçonneuse.
Le peuple de Dieu et les élites
Dans son discours impromptu en revenant de l’Ouest de l’Océan indien, François a émis au moins deux idées qui illustrent la qualité de sa réflexion, qui ne sont pas si évidentes ni banales et méritent d’être méditées. La première est que, si le Magistère est le gardien ultime de l’unité de l’Église dans l’orthodoxie, il n’est pas le seul, car le peuple de Dieu y participe aussi. En effet, quelques personnages influents ne suffisent pas pour créer un schisme. Il faut que des masses adhèrent à leur détermination de rupture. Or la « base » authentiquement chrétienne est consciente comme d’instinct (et sans doute grâce à l’Esprit saint) que la division n’est pas ce que Dieu veut et que tout séparatisme suppose un élitisme qui exclut et asservit au lieu d’intégrer et de libérer.
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C’est ainsi qu’il y a fort à parier qu’un « néo-américanisme » (après celui de la fin du XIXe siècle) ferait long feu, comme la sécession des « vieux-catholiques », le gallicanisme et toutes les chrétientés nationalisées. C’est ainsi encore, pourrait-on risquer, que l’œcuménisme « sur le terrain » accompagne, voire précède et en tout cas stimule les rapprochements théoriques et « au sommet » sans du tout les rendre superflus.
Le conservatisme ne serait-il pas pélagien ?
La seconde intuition un peu inattendue offerte par le pape dans ce discours sans texte préparé est une nouvelle mise en garde contre le pélagianisme (après son exhortation Gaudete et Exsultate de 2018). Tout le monde ne connaît pas Pélage, ce moine britannique, combattu par ses illustres contemporains saint Augustin et saint Jérôme. Il prétendait que l’on peut, par ses propres moyens, faire le bien sans que l’aide de Dieu soit nécessaire. On a pu voir là les prémices de l’humanisme agnostique ou athée, optimiste sur la nature humaine.
Mais ce que cache cette postérité, c’est que Pélage était un ascète admirable, que l’idéal qu’il incarnait était tellement exigeant qu’il ne pouvait être pratiqué que par une petite élite, constituant finalement une idéologie inhumaine à force d’être surhumaine. À cette lumière, le rigorisme moral et disciplinaire qui reproche à la compassion qu’entend promouvoir François de verser dans la compromission et le laxisme apparaît pélagienne : elle exalte la volonté aux dépens de la grâce, sans pitié pour ceux qui en ont besoin. Les conservateurs qui accusent le Pape de progressisme idéologiquement acoquinés avec Rousseau et les anticléricaux ? Voilà qui ne manque pas d’humour et aide à dépasser quelques idées reçues.
Comment l’Amérique veut changer de pape, Nicolas Senèze, Bayard, 276 pages, 18,90 euros.