Très unis, Sophie et Godefroy ne font rien l’un sans l’autre. Après trente années de mariage heureux, leur vie d’alors vole en éclats : Sophie est atteinte d’un cancer. Sidérés et en colère, ils n’acceptent pas la maladie lorsqu’elle se manifeste. Mais petit à petit, l’épreuve leur permet de commencer un cheminement de foi qui met en lumière la profondeur du sacrement du mariage. Témoignage lumineux de Godefroy de Bentzmann, un an après la mort de son épouse.
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« Ce cancer a projeté Sophie dans une autre dimension, celle de découvrir sa vocation première, celle d’aimer et celle d’être aimé. » Ce sont les mots prononcés en août 2018 par Godefroy de Bentzmann à la messe d’enterrement de son épouse. Ils résument le cheminement de foi lumineux que le couple a entamé à l’annonce de la maladie. Ils formaient un couple heureux. Confrontés à l’annonce du cancer de Sophie, ils commencent alors un cheminement spirituel côte à côte vers Dieu. Malgré des moments d’angoisse, de peur et de révolte, ce parcours est étonnamment jalonné de trésors. Godefroy de Bentzmann a écrit Reste avec nous, avec Sophie et un ami prêtre : un récit rédigé à quelques semaines de la mort de son épouse sur la puissance du sacrement du mariage.
Aleteia : Pourquoi témoigner de votre cheminement conjugal face à la maladie et la mort de Sophie, votre épouse ?
Godefroy de Bentzmann : C’est une question compliquée. Pendant longtemps, l’idée de témoigner ne s’imposait ni à Sophie ni à moi. Mais nous avons vécu quelque chose de très fort pendant toutes ces années, une exposition ensemble à une crise qui a recentré notre vie… en nous offrant même la joie de la vivre. C’est de cette joie que nous avons eu envie de témoigner dans notre livre. Plus que de raconter notre histoire, nous avons voulu témoigner de ce que nous avons vécu et qui nous a tant dépassé… au point de nous dépasser toujours aujourd’hui. Pendant la progression de sa maladie qui a duré cinq ans et demi, notre manière de vivre a été complètement transformée, notre perception de la vie aussi. Dans les dernières semaines de sa vie, Sophie et moi avons compris qu’il serait bien de décrire les adorations que nous vivions avec le père Paul Habsburg qui nous accompagnait spirituellement. Et que ces adorations soient un témoignage de valeurs fortes à transmettre aux autres couples, de leur laisser des éléments de méditation qui sont valables à tous les moments de la vie. Puis l’idée du livre-récit de notre cheminement est né.
“Sophie me disait qu’elle avait été prise au piège d’un mal qu’elle était la seule à subir.”
Au début de la maladie vous avez décidé de garder le secret. Pourquoi ?
C’était la décision de Sophie. Elle a vécu le début de la maladie comme si elle était devenue un mouton noir au milieu d’un troupeau de moutons blancs. Sophie l’a ressenti comme une honte, comme une faiblesse qu’elle ne voulait pas exposer. Elle était une femme forte qui avait de la personnalité, elle réussissait tout ce qu’elle entreprenait. Et d’un coup, elle était dépassée par une maladie qu’elle ne contrôlait pas. Il y a eu sans doute une part d’orgueil de sa part. C’est en tout cas ce qu’elle disait. Quant à moi, je respectais sa réaction. Nous avons donc porté son secret tous les deux. Quand nous l’avons finalement dit autour de nous, nous avons eu la chance d’être entourés d’amis exceptionnels. Ils ont eu l’intelligence du cœur de nous aider à accepter notre nouvelle vie avec la maladie. Grâce à eux, nous avons réussi à en parler, nous avons compris que la vie continuait, qu’il ne fallait pas avoir peur d’en parler. Cela a été une libération. La vie valait quand-même la peine d’être vécue.
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Votre relation à Dieu a changé aussi…
Au début nous étions dans le désarroi. Pour Sophie, il était très difficile d’accepter que la souffrance puisse avoir du sens. Pour moi aussi. Le père Paul nous a très vite dit que les fruits de la maladie de Sophie pouvaient apporter des fruits extraordinaires. Au début, cela me mettait en colère. Je trouvais que Dieu aurait pu trouver d’autres moyens que Sophie… et elle le pensait comme moi. Elle ne voyait pas le sens positif de ses souffrances. Je me souviens qu’un jour, le père Paul a dessiné une croix sur la nappe en papier d’une terrasse de café. Il y avait plusieurs personnes au pied de cette croix, dont un personnage qui incarnait Sophie. Ce personnage ne regardait pas la croix. Depuis la croix, il regardait vers le monde. Ce dessin a changé sa manière de comprendre le sens de sa souffrance. Elle l’a pris avec elle, pour le poser sur sa table de nuit. Il y est encore.
“La souffrance de Sophie était un lieu de grâces.”
Quel était le sens de sa souffrance ?
Grâce à ses échanges avec d’autres malades, Sophie a compris que sa souffrance était un lieu de grâces. À travers elle, le Seigneur pouvait faire des choses extraordinaires. Mais cela a été un cheminement qui a nécessité quelques années pour qu’elle l’entende et l’accepte vraiment. Même à sa mort, le chemin n’était pas fini complètement. Sophie connaissait encore parfois des moments de révolte et d’angoisse qu’elle avait surtout vécu au début de la maladie, quand elle ne comprenait pas l’injustice qui la frappait : pourquoi la maladie l’avait touchée elle et pas quelqu’un d’autre… Elle qui vivait de manière saine et équilibrée, qui ne fumait pas et ne connaissait aucun excès… C’était comme si elle avait été jetée seule dans le noir. Peu à peu, ma femme a trouvé la lumière. Sa proximité avec le Seigneur a grandi, ce qui lui a rendu plus tangible et plus réelle la présence du Christ. Cela l’a aidé à accepter et à espérer.
Vous avez parlé de votre propre colère. Comment avez-vous changé vous-même ?
Oui, je me souviens de ma colère au début. Je trouvais même que les paroles du père Paul étaient un peu faciles… Encore aujourd’hui, il y a une dimension incompréhensible à ce que nous avons vécu. Sophie et moi avons fini par comprendre que ce n’est pas le Seigneur qui donne la maladie. Que nous vivons dans un monde où il y a la liberté, et que le Seigneur vient visiter les malheurs et les souffrances. Et c’est dans ce sens là qu’on peut l’accepter. Sinon, le mal reste inacceptable. Ce qui a incroyablement changé ma peine et ma vision, c’est de voir la transformation de Sophie. Jour après jour, elle devenait de plus en plus lumineuse. Elle s’est transformée, elle a abandonné tout ce qui la gênait, elle était habitée par l’esprit du Seigneur. Je voyais les fruits autour d’elle. C’était quelque chose de fascinant. Cela devenait si évident que l’acceptation prenait une autre dimension. J’étais, moi aussi, accompagné par le père Paul. Il m’aidait à changer intérieurement.
Quels étaient les signes de ce changement lumineux ?
En premier lieu la joie ! Sophie était une personne naturellement joyeuse. Mais là, sa joie devenait rayonnante. Elle la transmettait tout autour d’elle. Tout le monde voulait la voir, lui poser des questions en partageant avec elle beaucoup plus qu’avant. Sa joie, son impact auprès des autres ont admirablement grandi. À la fin de sa vie, elle était complètement détachée de toutes les petites aspérités de la vie quotidienne. Elle ne voyait plus les défauts des autres, même si certains étaient très agaçants… En fait, Sophie a bonifié son cœur. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi tranquille dans son cœur et dans sa manière d’aborder les autres. Elle aimait les gens qu’elle rencontrait, même ceux qu’elle ne connaissait pas. Comme Anne, sa voisine de chambre à l’hôpital, qui était atteinte de la maladie de Charcot. Sophie la connaissait à peine, mais j’avais l’impression qu’elles étaient devenues les meilleurs amies du monde. C’était pareil avec de nombreux jeunes. Sophie ne comptait pas les gens qu’elle rencontrait, et c’était toujours une rencontre profonde et réelle avec chacun. C’était l’aboutissement de tous ces signes qui me fascinait.
“Elle voulait témoigner, entraîner ceux qui l’entouraient. Au début j’ai eu du mal…”
Vous étiez fasciné par sa transformation. Comment avez-vous cheminé à côté d’elle ?
Au début, j’étais interpellé… À l’origine, nous étions un couple très uni. Nous ne faisions rien sans l’autre. Nous vivions les choses ensemble, et nous étions toujours attentifs à la façon dont l’autre les vivait. Sophie est entrée dans une démarche que je pourrais appeler de « missionnaire » : elle voulait témoigner, entraîner ceux qui l’entouraient. J’ai eu du mal : nous passions d’un modèle où nous faisions tout ensemble à un autre modèle. Elle était prise par une autre mission. J’en ai pris conscience au cours d’un pèlerinage où elle allait à la rencontre de tous. Elle était engagée dans quelque chose de nouveau. Il fallait suivre… Parfois, je ne savais même plus où elle était ! Bien sûr, elle gardait un lien très affectueux avec moi, mais cette nouvelle réalité était pénible pour moi. Il m’a fallu un certain temps avant de comprendre que cela ne changeait rien dans notre relation. Cela m’a permis d’accepter qu’elle n’était pas à moi.
Même le jour de sa mort…
Le soir de sa mort, les enfants étaient tous venus auprès d’elle. Nous nous sommes retrouvés ensemble à parler de Sophie. Ils n’avaient pas vécu tout ce que j’avais vu ces derniers mois, mais eux aussi avaient compris la transformation de leur mère. Ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord pour la « partager ».
« Sophie m’a dit un jour : Ta vocation, c’est que je sois sainte. Ma vocation, c’est que tu sois saint. »
Vous dites avoir découvert des trésors dans cette épreuve. Lesquels ?
Essentiellement, la rencontre avec le Christ. Nous sommes entrés dans une dimension différente que nous avons pu partager. La maladie nous force à nous désaxer, à changer notre regard sur la vie. Et la richesse de notre vie a été multipliée par dix ! Tout avait du sens, et ce sens était décuplé par rapport à ce que nous vivions avant. À tel point que nous nous interrogions parfois sur notre vie d’avant… Nous nous disions que cette vie avait été bien terne face à ce que nous étions en train de découvrir, alors que nous avions pourtant le sentiment d’avoir réussi l’essentiel. Nous étions un couple uni, j’avais un très bon job, nos enfants s’épanouissaient. Mais nous ne connaissions pas encore ce trésor de la vie spirituelle, de la rencontre avec le Christ, et de partager cette expérience autour de nous. Cela a été l’aboutissement de notre vie de couple, de notre capacité à vivre ensemble, à entrer dans la logique du don, à partager. Nous vivions tout ça, sans savoir encore mettre des mots sur tout. Nous entrions dans une nouvelle lumière. Je me souviens, Sophie m’a dit un jour la chose suivante : « Ta vocation, c’est que je sois sainte. Ma vocation, c’est que tu sois saint. » C’était très beau comme démarche, nous l’avons essayé.
Être accompagné par un prêtre, qu’est-ce que cela vous a apporté ?
Cette amitié spirituelle a sécurisé ce que nous découvrions. De façon construite, avec le Christ au quotidien. Nous n’inventions rien, nous découvrions le Christ avec l’aide d’un prêtre. Ce choix d’être accompagnés par un prêtre que nous avons fait, Sophie et moi, nous rapprochait toujours de plus en plus du Christ. Nous avons rencontré le père Paul en entrant dans un groupe de prière animé par un laïc. Lui participait au groupe comme un autre frère, avec une simplicité qui nous avait bouleversés. Ensuite, il nous a accompagnés tous les deux et chacun de notre côté. Nous le rencontrions individuellement. C’était bien parce que Sophie et moi n’allions pas au même rythme. Elle était mieux préparée que moi. C’était bien aussi parce qu’ainsi nous pouvions dire des choses différentes, celles qui nous touchaient personnellement et que nous n’aurions pas forcément dites en face de l’autre : Sophie lui a confié des angoisses et des souffrances qu’elle ne me disait pas, pour m’épargner d’une certaine manière.
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Cet accompagnement du prêtre était celle d’un homme si proche de Jésus qu’il nous Le rendait présent en permanence, comme un flambeau allumé. Ce n’est pas si facile que ça, même quand on prie régulièrement. Il nous a facilité toutes les étapes, grâce à sa spiritualité admirable. Il nous a amené Jésus ! Si les prêtres peuvent apporter quelque chose, c’est Jésus. C’est bien s’ils deviennent nos amis, si on réussit à échanger sur plein de sujets, mais l’essentiel est là ! Il ne faut pas attendre du prêtre autre chose que de nous mettre sur le chemin de Jésus.
À la messe d’enterrement de votre épouse, vous avez dit : « Ce cancer a projeté Sophie dans une autre dimension, celle de découvrir sa vocation première, celle d’aimer et celle d’être aimé. » Pour vous, quel est le sens profond de la vocation du couple ?
Le couple est la première matérialisation de l’amour de Dieu. Il illustre autour de lui que l’amour de Dieu qui est invisible peut-être incarné dans l’amour entre un homme et une femme, et qu’il peut rayonner à partir de là. Si le couple est lui-même sur un chemin imprégné de l’Évangile, il peut lui-même laisser passer le Seigneur à travers lui. La vocation du couple est invisible. L’amour entre un homme et une femme est gratuit, il tient du miracle. Si le couple est capable de passer dans le don et pas dans la recherche de l’intérêt de chacun, des petits compromis et des égoïsmes particuliers, mais dans un amour que l’Évangile permet, alors il remplit sa vocation.
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