Parmi les œuvres originales de la littérature chrétienne du XXe siècle, figure “Le Maître de la Terre”. Ce roman apocalyptique imagine les temps modernes sous le règne d’une religion laïque universelle débarrassée du christianisme. Le pape François en a conseillé la lecture aux journalistes qui l’accompagnaient aux États-Unis pour comprendre ce qu’est la « colonisation idéologique ». Il y a des hommes visionnaires. L’intelligence de leur époque, de ses courants de pensée et de leurs conséquences à long terme présente indéniablement quelque chose d’impressionnant. L’auteur du Maître de la Terre est anglais, prêtre catholique (1871-1914) venu de l’anglicanisme en 1903 par souci de vérité intellectuelle quant à sa foi chrétienne. Prédicateur et écrivain, l’auteur de ce roman sur la crise des derniers temps est à la fin de sa vie, à la veille de la Grande Guerre, lorsqu’il tente de faire percevoir ce qui va arriver durant le siècle à venir si ce qu’il a compris de la pensée de son époque n’est arrêté par rien ni personne, par aucune force pouvant se mesurer à l’humanitarisme devenue religion universelle.
Dans le style du roman d’aventure
Prenant le style du roman d’aventures il a conscience d’emprunter un genre qu’on pourra lui objecter pour ne pas souscrire à son propos. Néanmoins au fil de la lecture de cette aventure romancée du siècle à venir le lecteur du XXIe siècle ne peut que s’interroger sur l’étrange coïncidence entre l’époque imaginée en projection dans le Maître de la Terre et l’époque actuelle. On ne prendra pas un roman, fût-il le plus visionnaire, pour un traité d’histoire de la philosophie contemporaine. Nul ne pourra cependant nier la pertinence du propos tant ce qui se dévoile à nos yeux de la culture contemporaine corrobore ce que Robert-Hugh Benson a pressenti avec justesse. Aux côtés de Péguy ou de Bernanos, l’auteur ne dénote pas quant à l’analyse de l’actualité idéologique contemporaine.
L’intrigue se passe en Angleterre mais concerne toute l’Europe unifiée et la géopolitique mondiale. Sous le joug d’une pensée relativiste maximale, une nouvelle « religion » s’établit et s’impose, transcendant les frontières européennes : la religion de l’homme qui a pour seule doxa que « l’homme est dieu ». Immanentisme, panthéisme, universalisme et relativisme se mêlent pour guider toute action politique et économique sous l’autorité d’un maître adulé et mystérieux, un certain Felsenburgh. La religion « humanitariste » a ses temples et ses rites dans toute l’Europe. Le monde de l’Orient avec ses autres religions fait peur car on craint avec lui un affrontement mortel alors que le catholicisme, seul encore à croire en un surnaturel révélé, est en pleine décomposition dont on ne voit pas ce qui pourrait l’arrêter.
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L’avènement de l’humanitarisme
Dans ce trouble univers, Olivier Brand est un député anglais influent complétement épris par cette pensée mondialiste universelle. Sa femme Mabel n’en est pas moins férue que lui. Le décor de leur vie de couple sert de salon au dialogue sur les grands événements qui se préparent. Parallèlement, les échanges entre deux prêtres d’intelligence remarquable servent aussi la cause de cette mise en scène de l’avènement de l’humanitarisme. Le père Percy Franklin a pour mission d’informer l’archevêque de Westminster et le Saint Siège sur l’évolution des événements. Quant au père Francis, nous le voyons très vite passer à la nouvelle religion d’État pour quitter sa foi chrétienne et l’Église, comme tant d’autres prêtres.
Sur le sol des États pontificaux le Vatican est le seul reste d’un temps désormais révolu au sein de tous les pays européens. La foi chrétienne y demeure vivante comme sa pratique, ainsi qu’un style de vie qui dénote avec l’universalisme qui s’impose à tous au-delà des frontières du petit État des bords du Tibre.
Quand la machine se grippe
La machine parfaitement huilée de l’idéologie bien-pensante au goût de messianisme purement terrestre, vient tout de même se gripper au cœur du couple de la bonne société du nouveau monde. La mère d’Olivier, avant de mourir de mort naturelle, demande secrètement les derniers sacrements. Puis, devant la résistance opiniâtre et pleine de ferveur des fidèles restés proches du pape, le grand Maître décide l’anéantissement pur et simple des restes de l’Église catholique. Le pape se réfugie secrètement à Nazareth avec quelques cardinaux pour continuer son ministère à travers le monde par des voies secrètes dignes des liaisons militaires en temps de guerre.
Mabel, l’épouse fidèle du député, ne peut se résoudre à croire que la nouvelle religion dont elle était persuadée qu’elle allait établir un règne de paix et de lumière humano-divine puisse en arriver à une telle barbarie. Passe encore que la belle-mère soit restée accrochée aux superstitions du catholicisme, mais que le grand Maître ordonne la destruction impitoyable de ses pires ennemis, c’est tout l’ensemble de sa « foi » humanitariste qui s’écroule. Elle décide de sa fin en se rendant dans « une maison de l’euthanasie ». Pas si facile que cela d’aborder froidement la mort, en cachette de son mari, et en continuant de se persuader qu’au-delà, c’est le vide.
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L’Homme de l’impiété
Le Pape quant à lui n’a pas d’autres armes à opposer à l’idéologie régnante sur la vieille Europe et ses prétentions mondialistes que la création d’un ordre religieux sans vœux particuliers : l’Ordre du Christ-Crucifié. Tout baptisé peut s’y engager en faisant simplement le vœu d’accepter le martyre. Les persécutions ouvertes ne manquent pas. Beaucoup versent leur sang. Sa Sainteté le Pape Sylvestre réfugié à Nazareth finira par être découvert par le grand Maître, lequel n’hésite pas à envoyer un commando « d’aériens » pour en finir définitivement avec le catholicisme. Mais ce sera sans compter avec le retour définitif du Christ… On croit lire saint Paul : « Ne laissez personne vous égarer d’aucune manière. Car il faut que vienne d’abord l’apostasie, et que se révèle l’Homme de l’impiété, le fils de perdition, celui qui s’oppose, et qui s’élève contre tout ce que l’on nomme Dieu ou que l’on vénère, et qui va jusqu’à siéger dans le temple de Dieu en se faisant passer lui-même pour Dieu. […] La venue de l’Impie, elle, se fera par la force de Satan avec une grande puissance, des signes et des prodiges trompeurs, avec toute la séduction du mal, pour ceux qui se perdent du fait qu’ils n’ont pas accueilli l’amour de la vérité, ce qui les aurait sauvés » (2 Th 1-12).
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L’excellence des martyrs
Les grands enseignements des derniers papes analysant l’époque contemporaine nous conduisent sans conteste à faire des rapprochements avec ce récit imaginaire. Benoît XVI dira que la lecture de ce roman fut pour lui « un fait de grande importance ». Qu’il nous suffise ici de reprendre les quatre fondamentaux donnés pas saint Jean-Paul II dans sa lettre d’entrée dans le IIIe millénaire. Pour être témoin aujourd’hui face à la culture de mort et à son relativisme absolu le pape en appelait à un regard toujours porté sur la personne du Christ, à la vocation de tout baptisé au martyre jointe à une prière continuelle et à une spiritualité de la communion, sans laquelle, ajoutait-il, tout ce que nous ferons ne servira pas à grand-chose. Au cardinal Jean-Marie Lustiger constatant l’apostasie généralisée de l’Europe actuelle, un évêque posa la question de savoir comment nous en sortirons. « Par une catastrophe ou par l’excellence des martyrs » répondit le cardinal.
Le roman de Robert Hugh Benson est une affirmation de foi digne du livre de l’Apocalypse de saint Jean, qui affirme la force du témoignage des martyrs et que c’est Dieu qui trône aux destinées de l’histoire du monde. De façon abrupte, le happy end de l’aventure pose la question de notre foi dans le retour du Christ. Ce roman, dont le pape François a fait l’« une de ses lectures préférées », explique puissamment la logique de ce qu’il appelle « le drame de la colonisation idéologique ». Autant dire que le Maître de la Terre, au regard de l’actualité, nous appelle à l’évangélisation des cultures loin des querelles religieuses stériles ou des luttes de pouvoir.
Le Maître de la terre. La crise des derniers temps, de Robert-Hugh Benson, éditions Pierre Téqui, rééd. 2000, 422 pages, 15 €