Dans son dernier essai, “Ce monde qui nous rend fous” (Mame), le philosophe Henri Hude, chroniqueur pour Aleteia, propose aux futurs décideurs une réflexion sur l’origine culturelle des comportements irrationnels qui se répandent dans la société et le monde du travail.
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Aleteia : Pourquoi les décideurs ont-ils besoin de réfléchir sur la santé mentale ?
Henri Hude : Tout simplement parce qu’il y a un grave problème de santé publique, qui s’aggrave d’année en année, comme le signalent l’OMS et le ministère de la Santé. C’est la « crise neuronale », notamment l’épidémie de burn out et de dépression. Cette crise a des causes profondes, dans notre culture présente. Il faut une réflexion philosophique pour y faire face. Notre société sans Dieu, sans autre Absolu que notre liberté coupée du Bien, et qui se pose en Absolu, est profondément frustrante. D’autant plus profondément qu’elle s’installe dans le déni en érigeant des rationalismes réducteurs, censés protéger la psyché des émotions négatives. Ces censures bloquent la prise de conscience du problème, mais laissent prospérer la frustration. Et comme l’homme n’y comprend rien, l’angoisse se développe. Le projet postmoderne de déculpabilisation a cru aboutir, mais l’euphorie passée, la déception s’installe, et la culpabilisation, différente car plus profonde et moins consciente, revient au galop. L’individu postmoderne, pour ne pas « dévisser », se jette dans une surenchère de transgression. Mais la descente aux enfers est de plus en plus difficile. Face à sa crise, le système culturel se raidit, devient intolérant, ne tolère même plus que les questions soient posées. L’irrationalité se répand, le relativisme devient dogmatique, le délire officiel se conjugue à la censure politiquement correcte. Cette culture est pathologique.
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Vous écrivez que « nos rationalismes sont des délires ». Admettons que ce soit bien là le fond de notre monde devenu fou. Cette folie ne comporte-t-elle pas des aspects plus visibles et plus concrets ?
Oui, évidemment. Mais ce sont des prolongements de ce centre de folie, et ils se constituent par rayonnement à partir de ce centre : le « doute » et les « soupçons ». Si nous n’identifions pas ce centre, nous nous battrons contre des moulins à vent, ou accuserons des boucs-émissaires. Ces prolongements forment ce que Byung-Chul Han appelle la « société de fatigue ». Ce qui repose l’âme, c’est de pouvoir jouir de Dieu au quotidien dans la paix. Ceci étant exclu par notre culture, et presque culpabilisé par notre société, la frustration est intense. Nous essayons d’expliquer nos problèmes par la libido, mais cette « libido » n’est elle-même qu’une pauvre compensation, construite par idéalisation assez délirante du désir et du plaisir sexuels. Nous en arrivons collectivement à la dynamique de transgression comme thérapie de groupe à la culpabilisation, à l’hyperexcitation dans l’instantané comme divertissement à l’angoisse. La déconstruction suicidaire de la culture fonctionne comme un substitut, une forme dégradée de mystique du Néant. Le rythme infernal du travail ou du changement ne sont pas des conséquences naturelles du progrès technologique, mais des addictions pathologiques et pathogènes, une authentique névrose hystérique collective, qui, comme toute névrose, est un désordre dont le malade tire malgré tout certains profits psychiques, avant tout celui de pouvoir fuir le face à face avec la vérité : en l’espèce, la profonde fausseté de la culture postmoderne. Il faut arrêter ces folies.
Est-ce que nous ne sommes donc pas tous un peu fous ?
Être humain (homme ou femme) n’est pas facile. C’est faire face, dès qu’on réfléchit un peu, à ce grand problème existentiel qu’est tout homme, chacun de nous, sans parler des problèmes relationnels et sociaux, auxquels nous sommes aussi confrontés. Si notre éducation, notre culture et notre réflexion personnelle ne nous arment pas suffisamment pour la vie, nous risquons tous d’être submergés et de perdre pied. Quand le problème personnel est trop lourd, la personne peut craquer. De plus, la culture n’est pas fonctionnelle, quand ses solutions au problème existentiel sont trop inadéquates. C’est le cas de la postmoderne. C’est pourquoi les événements (deuils, maladies, échecs) peuvent y devenir si souvent traumatisants. Le système de pensée postmoderne (dont tous, plus ou moins, nous sommes inconsciemment pénétrés, même si nous le rejetons) est une paranoïa collective. C’est pourquoi il explose au contact du réel, quand celui-ci est trop fort. Nous ne savons alors plus quoi faire. Peu à peu, nos émotions, nos idées, notre comportement deviennent absurdes. Cette absurdité s’incruste dans le cerveau, qu’elle empoisonne et déforme. Elle nous isole et nous paralyse. Nous ne dormons plus. Plus rien ne tourne rond. À la fin, tout devient plus fort que nous. Nous dormons debout. Nous rêvons éveillés. Nous filons à la dérive. C’est un processus continu, avec des paliers. Tout le monde peut dériver de cette façon. La folie n’est que l’extrême, devenu involontaire et emprisonnant, de ce processus. La frustration, l’angoisse, la culpabilisation, la fatigue extrême, les névroses en sont des éléments ou des étapes. Mais elles sont toutes des preuves d’intelligence, d’humanité et de profondeur.
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Proposez-vous des solutions pour chacun d’entre nous ?
Nous nous rendons malades parce que nous dramatisons faute de pouvoir relativiser et objectiver. Une culture sans idée forte de la vérité fuit l’objectivité et ne peut donc objectiver. Elle rend malade. Une culture sans Absolu ne peut pas relativiser. Elle rend malade. Mais il reste à savoir si vous avez envie de guérir. Car si vous ne voulez pas du remède, et ne supportez pas la maladie, que vous reste-t-il à faire ? Victimiser à l’infini et ne cesser de reprocher le mal à Dieu, en même temps qu’on refuse d’y croire à cause de ce mal dont on est la cause première par défaut de sagesse, voulu ou subi.
Il ne suffit pas de relativiser, car nous avons besoin non seulement du Sublime en Soi (l’Absolu-Dieu, le Bien), mais de sublimité de vie. Nous devons “désublimer” nos pauvres compensations et rendre sa sublimité à notre vie quotidienne. Tournez le problème dans tous les sens, vous verrez qu’il ne comporte aucune solution plausible (hormis un désespoir devenu serein) en dehors de l’accueil de l’Homme-Dieu Christ. C’est Lui qui permet « en même temps » de relativiser les biens et les maux, et de vivre en Lui une vie absolue sans fausse absolutisation. L’éveil à la foi fait alors de la vie un rêve merveilleux qui est le réel lui-même. C’est cette folie qui est la sagesse.
Y a-t-il, selon vous, un espoir de guérison pour la société dans son ensemble ?
Sans doute, tout simplement parce qu’il n’y a rien de plus pénible que la souffrance psychique et que l’homme à la fin est prêt à tout pour guérir.
Ce monde qui nous rend fous. Réflexions philosophiques sur la santé mentale, Mame, avril 2019, coll. « Humanisme chrétien », 263 pages, 22 euros.