Depuis quelques années émerge un nouveau concept en matière d’éducation : ces fameux « moments de qualité » qui consistent à caler dans son agenda bien compartimenté un créneau « spécial bambin ». Si l’idée est tout à fait louable, et semble satisfaire les parents, répond-elle pour autant au besoin de l’enfant ?La grande conviction du moment est de clamer haut et fort les bienfaits des « moments de qualité ». Massage relaxant au lever du bambin, déjeuner en tête-à-tête ou construction d’une tour vertigineuse en Kapla, les moments dits « de qualité » partent d’une excellente intention : celle de passer du temps avec son enfant, de partager un moment privilégié d’affection et de complicité. L’éducation positive les érigent en piliers fondamentaux pour le bon développement de sa progéniture, et les études scientifiques semblent formelles : « Ce n’est pas la quantité qui compte, mais la qualité ». Slogan répété à tout va dans les magazines de parenting et relayé par bon nombre de psychologues. De quoi rassurer les parents aux agendas surchargés, qui n’ont que quelques minutes par jour à consacrer à leurs enfants. Tant que ces précieuses minutes sont estampillées « de qualité », tout va bien dans le meilleur des mondes, aimerait-on nous faire croire ! Internet regorge de trucs et astuces pour rentabiliser au maximum ces moments de qualité. Exemple véridique : « Dix conseils pour remplir, chaque jour et en quelques minutes seulement, le réservoir affectif de votre enfant ». On passe à la pompe, on fait le plein et basta, fini pour aujourd’hui ! Contentez-vous des miettes ! Sauf que les miettes, de meilleure qualité soient-elles, n’ont jamais nourri personne. Les parents sont invités à « optimiser » le temps passé avec leurs enfants, exactement comme on optimise la rentabilité d’une usine ou d’un PEA : « N’hésitez pas m’ssieurs dames, ce petit investissement de rien du tout va vous rapporter gros ! » Sauf que…
« La parole ne se décrète pas. Elle jaillit quand on s’y attend le moins »
Que nous promet-on avec les moments de qualité ? De créer du lien, de favoriser la parole, les échanges. Mais les confidences, la confiance, la complicité, tout ça ne se décrète pas en un simple coup de baguette magique. « Tadam, c’est notre moment de qualité, qu’as-tu à me raconter mon chéri ?! » Peu de chance pour que ça marche. Selon Renaud Hétier, enseignant-chercheur en Sciences de l’Éducation à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et conférencier, « c’est dans les moments informels qu’il se passe quelque chose. Ce n’est pas en convoquant l’enfant qu’on va réussir à instaurer le dialogue. Il démarre bien souvent lorsqu’on ne s’y attend pas, dans la voiture, quand on étend le linge ou quand on prépare le dîner ».
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La clé donc, pour tisser une vraie relation de qualité, résiderait dans la présence et la disponibilité que l’on offre à son enfant, en étant à l’écoute. Et pas seulement dans une tranche horaire bien délimitée. Inès de Franclieu, mère de neuf enfants et fondatrice de l’association Com’ je t’aime, spécialisée dans l’éducation affective, abondait dans ce sens lors du colloque du Défi des Femmes : « La parole ne se décrète pas. Elle jaillit et a besoin d’être saisie au vol, autour d’une tartine partagée en rentrant de l’école ou d’une soupe pas toujours ponctuelle, à la sortie du bain après une activité, au moment du coucher. Bien souvent quand on s’y attend le moins ».
« Laissez les enfants venir à moi »
Les moments dits « de qualité » impliquent un mouvement du parent vers son enfant, mouvement décrété par l’adulte, bien encadré et prévu à l’avance. Pourtant, la qualité de l’échange n’émerge-t-elle pas plutôt quand le mouvement est inverse : lorsque c’est l’enfant qui, de manière spontanée et inattendue, va vers son père ou sa mère ? Les moments de qualité seraient donc ailleurs. Non pas dans ces rendez-vous minutés à l’initiative de l’adulte, mais dans ces élans, ô combien plus tendres et imprévisibles, de l’enfant vers l’adulte. C’est dans ces moments-là qu’il va parler, se confier, interroger. Osons le parallèle avec les Evangiles : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas » nous dit Jésus (Mc 10, 14). Il ne s’est pas imposé à eux dans un quelconque prêche à leur niveau ou en leur proposant un jeu de ballon. Alors laissons-les aussi venir à nous !
Les moments de qualité seraient plutôt le fruit « d’une présence qui n’attend rien »
Un moment de qualité se doit d’être « réussi ». L’adulte prend sur soi, sur son temps, sur ses propres loisirs alors pas question de faire face à un visage boudeur. Eh oui, parce qu’il arrive que les enfants ne rentrent pas dans le jeu du moment de qualité. Ce dernier peut alors tourner au vinaigre, adieu les pitreries et les belles complicités ! A ce moment-là, l’adulte est déçu. Parce qu’il attendait quelque chose, du répondant, de l’affection, de la reconnaissance. Or rien. Les enfants sont ingrats dira-t-on ! Mais construire une tour de Kapla suffit-il à l’enfant pour expérimenter pleinement l’amour de son père ou de sa mère ? Inès de Franclieu donne une piste de réponse en soulignant que « les moments de qualité sont certainement importants mais ils semblent bien insuffisants et souvent bien maladroits face à la présence qui n’attend rien mais est prête à tout. Tout entendre, tout déceler, tout faire émerger, tout accompagner ».
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Les moments de qualité ont l’avantage de donner bonne conscience aux parents, mais cessons d’ignorer la valeur de leur simple présence, attentive et bienveillante, à l’écoute des besoins de leur enfant, de ses angoisses et de ses désirs. « Cette présence sécurise l’enfant », précise Inès de Franclieu, « qui se sent alors aimé et en confiance. L’amour ne se décrète pas, ni ne se raisonne. Il ne s’explique pas. Mais il s’expérimente, se ressent et se vit ».