Notre-Dame a échappé au feu, mais elle devra affronter de nouveaux dangers : celui de la transgression et de la défiguration. Mais pour l’historien Jean Sévillia, qui explique cette volonté de détournement du patrimoine, l’âme de l’Église de France a les ressources pour traverser l’épreuve. Entretien.
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Aleteia : Quelle fut votre première impression à l’annonce de l’incendie de Notre-Dame ?
Jean Sévillia : Un effet de sidération, comme si la guerre était entrée à nos portes. Comme chrétien et comme Français, je me suis senti atteint au cœur. Puis après le choc mental, l’abattement, j’ai été touché par l’émotion nationale qui s’est exprimée dans tout le pays, y compris par la France laïque. Libération titre au lendemain de la tragédie : « Notre Drame ». Devant une catastrophe d’une telle ampleur, ce pays tellement laïcard, aux tendances christianophobes de plus en plus marquées, ne cache pas sa tristesse. Et l’on voyait bien que ce n’était pas seulement pour des raisons patrimoniales : il y avait autre chose. Dans l’inconscient collectif, même si personne ne l’avoue, la Sainte Vierge parle aux Français.
Il semble cependant que cette unité était fragile…
Oui, c’est ma deuxième observation : ce beau moment de communion française n’a pas duré vingt-quatre heures. La première polémique a éclaté autour des promesses de dons pour la reconstruction de la cathédrale. Voici des grandes familles qui offrent des centaines de millions d’euros, qui renoncent à leurs avantages fiscaux pour Notre-Dame, et elles sont insultées d’emblée. Le vieux fond révolutionnaire français s’est réveillé, avec ses sentiments de haine du riche, de jalousie, d’envie.
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Puis il y a eu la deuxième polémique, avec cette tentative de récupération de la cathédrale à des fins politiques et idéologiques. Le soir du drame, le président Macron semblait sincèrement ému, ses mots étaient justes, son accolade à l’archevêque de Paris était celle d’un homme vrai. Le lendemain, l’identité chrétienne, catholique ou tout simplement religieuse de la cathédrale a disparu dans sa bouche. Le discours présidentiel officiel est un discours de propriétaire, d’une violence symbolique incroyable : ce n’est pas un héritier qui parle, humble devant ce monument de pierre quasiment millénaire, modeste devant l’évènement qui ébranle la nation, c’est une volonté de puissance qui s’attribue le pouvoir de faire l’Histoire en disposant de la cathédrale selon son calendrier et ses propres critères, modernes et internationaux.
Comment expliquez-vous ces contradictions typiquement françaises ? Peut-on les surpasser ?
La France est un pays sans cesse divisé qui aspire fondamentalement à l’unité. Voyez, toutes choses égales par ailleurs, ces rassemblements spontanés après l’attentat de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Notre-Dame est un signe de cette unité : elle appartient à tous, elle fait partie du visage intime de tous les Français, quelles que soient leur origine, leur religion ou leur absence de religion. Les provinciaux à Paris visitent Notre-Dame, ils y sont chez eux. Tous savent plus ou moins précisément les grands moments de l’histoire commune qui se sont déroulés à Notre-Dame, du mariage d’Henri IV au sacre de Napoléon en passant par le Te Deum de la Libération en 1944. Et le plus extraordinaire, c’est que ce lieu est un éclatement de beauté. Ce n’est pas en disposant de cette beauté que l’on va faire l’unité.
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D’où vient ce prurit de changement à tout prix, de transformation de notre trésor architectural ?
La notion de patrimoine est récente. Jusqu’en 1960, on détruisait volontiers, comme ces hôtels particuliers du Marais qui ont été rayés de la carte allègrement. Avec Malraux, tout change, le patrimoine est réellement protégé, il est pensé comme un trésor à préserver et à transmettre. Mais depuis une quinzaine d’années, cette notion de patrimoine est devenue obsolète. Les fonds réservés à l’entretien et à la restauration des monuments historiques représentent 3% du budget du ministère de la Culture. Nous sommes devant une sorte de snobisme de la Modernité qui trahit une vraie révolution anthropologique : c’est le sens de l’homme-héritier qui est balayée. Les racines d’un peuple et la transmission du patrimoine commun ne veulent plus rien dire. Au mieux, c’est secondaire. Le dernier mot appartient aux « grands créateurs » et au monde de l’argent. Notre-Dame a échappé au feu, mais elle devra affronter de nouveaux dangers : celui de la transgression et de la défiguration.
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Comment faut-il reconstruire la flèche de la cathédrale ? Après tout, Viollet-le-Duc avait lui aussi innové.
Je partage l’analyse de Maryvonne de Saint-Pulgent [directrice du patrimoine de 1993 à 1997, Nldr] : « Reconstruire la flèche à l’identique est la solution la plus simple, rapide et sensée. » Il faut penser la reconstruction à l’échelle de la grande histoire. Chez Viollet-le-Duc, il n’y avait pas de transgression : sa flèche s’inscrivait dans la même vision d’ensemble du bâtiment et le respect de l’histoire. Ne faisons pas non plus de fétichisme archéologique : distinguons le visible de l’invisible. L’emploi de matériaux modernes ne me choque pas, comme on l’a fait à Nantes, Reims ou Chartres, mais il faut rester dans la cohérence.
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En quoi voyez-vous dans l’incendie tragique de Notre-Dame l’opportunité d’une renaissance ?
L’événement s’inscrit dans un tournant de l’Église de France, à peine perceptible mais bien réel. Depuis six mois, l’Église traverse une crise interne grave, elle est comme écrasée par le poids de son propre péché. D’autres souffrances ne manqueront pas, il faut être lucide, mais l’Église ne meurt jamais. Les pierres vivantes de l’Église de France vivent bel et bien. Le tocsin qui sonne à la même heure dans toutes les cathédrales de France en communion avec la cathédrale blessée est le signe d’une profonde unité, dans l’épreuve et dans l’espérance. Les paroles fortes et justes de l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit pour réconforter le peuple des fidèles et leur droit d’être reconnu pour ce qu’ils sont, montrent que la barre est tenue. Quelques jours auparavant, c’était l’élection de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, un évêque de la génération Jean Paul II, qui témoignait de la jeunesse de l’Église, et de ses ressources aussi bien spirituelles qu’intellectuelles. Cette jeunesse de l’Église, c’est aussi celle qui s’est réunie spontanément dans les rues de la capitale pour prier dans la nuit, en communion avec toutes les prières de leurs pères montées vers le ciel depuis les voûtes de leur cathédrale. Un signe qui ne trompe pas, comme celui de la croix de l’autel de Notre-Dame brillant dans l’obscurité, victorieuse du désastre.