On nous répète à l’envi que le catholicisme est devenu marginal en Occident et particulièrement en France. Les « preuves » s’accumulent : il n’y a plus qu’entre 2% et 5% ou 6% (suivant la manière de compter) de pratiquants réguliers ; les nombres de baptêmes et de prêtres ont été pratiquement divisés par deux depuis le début du XXIe siècle et ils s’étaient déjà sérieusement érodés dans le dernier tiers du XXe. Ce qui amène historiens et sociologues à annoncer la disparition de la « matrice » ou du « référentiel » catholique dans la culture contemporaine : on ne sait plus très bien ce qu’on fête à Noël ; quand on apprend ou se rappelle ce qui est célébré à Pâques, c’est trop énorme pour être crédible. Les injonctions de l’Église en matière de morale sont disqualifiées par les scandales d’abus sexuels dans le clergé, et elle ne sert plus guère que de force d’appoint au « politiquement correct » dans la promotion de l’égalité et de la justice, de l’écologie et de la liberté de conscience.
L’Église n’est pas seule à être remise en cause
Tout ceci est indéniable mais doit être replacé dans un contexte plus vaste. Le catholicisme est en effet loin d’être la seule composante du paysage à avoir souffert ces dernières décennies. Son sort est à comparer avec celui de deux réalités majeures de la société d’après la Seconde Guerre mondiale : le communisme et la famille. Le premier était une puissance non seulement politique, mais encore culturelle, avec quantité de courroies de transmission médiatiques et institutionnelles, tandis que même ses opposants les plus déterminés le jugeaient immortel. Qu’en reste-t-il ? Moins que de l’Église. La famille, quant à elle, n’est certes pas rentrée sous terre mais elle a été radicalement remise en cause : multiplication des unions libres, des divorces, des foyers monoparentaux et recomposés ; avortement ou fabrication d’enfant sur demande, mariage entre personnes de même sexe...
Ces mutations sont contemporaines de la baisse de l’appartenance à l’Église. Elles n’en sont pas la cause, mais elles ont assez largement les mêmes causes. Le communisme, qui pouvait passer pour une religion de substitution, n’a lui-même été remplacé par rien. Il a entraîné dans sa chute la méfiance à l’égard des convictions fortes, susceptibles de structurer toute une vie et d’inspirer des sacrifices. Et il est tombé parce qu’il s‘avérait incapable de mettre à disposition du vulgum pecus les biens de consommation rendus désirables par « le Progrès » au point de devenir sinon obligatoires, au moins des dus. Ce même accroissement vertigineux des offres de jouissance immédiate a également bouleversé la hiérarchie des « valeurs », hypothéquant les fidélités conjugales et les principes d’éducation, si bien que la structure familiale « classique » et les héritages du passé n’ont été conservés que dans la mesure où ils procuraient quelque agrément.
Crise du catholicisme ou crise de l’Occident ?
La baisse d’audience du catholicisme s’inscrit dans cette évolution plus générale de la civilisation occidentale où l’Église est présente (comme dans toutes les autres) et doit constamment lutter tout à la fois pour se faire reconnaître et pour ne pas se laisser contaminer. C’est, peut-on estimer, exactement ce qu’a relevé le pape émérite en suggérant que les abus sexuels perpétrés par des clercs ne sont que le prolongement de la permissivité érigée en norme vers la fin des Trente Glorieuses, en se contentant d’approximations accommodatrices sur la cohérence des exigences de la foi. Cette généalogie du mal n’enlève bien sûr rien à l’abomination des crimes commis — et que ce soit par omission ou par action. Il en ressort cependant que, si l’Église est effectivement malade, elle n’est pas la seule et n’est même probablement pas la plus gravement atteinte.
L’Occident, si fier de son niveau de vie dont il attribue le mérite à son hédonisme relativiste et sécularisé, est en effet menacé par le « retour du religieux » (notamment l’islam), par l’expansionnisme économique de la Chine qui ne partage pas ses « valeurs », par les dommages qu’infligent sa boulimie et ses déchets à l’environnement planétaire, et enfin par les inégalités jusqu’en son sein, lesquelles suscitent des populismes où le ressentiment de moins bien nantis rejette l’universel de la rationalité aussi bien que des idéaux.
Minorité ? Peut-être. Mais pas comme les autres !
Y a-t-il aujourd’hui, en marge de la société qui continue benoîtement son chemin sans trop s’inquiéter de savoir où il mène, une Église qui s’essouffle et devrait s’adapter sous peine de verser dans un fossé ? Non. Le monde n’avance pas sur la voie du bonheur dans la communion. La « globalisation » signifie que les techniques de communication permettent que beaucoup plus qu’avant soit partagé : non seulement ce que les différentes cultures ont de meilleur, c’est-à-dire d’assimilable pour les autres, mais aussi leurs faiblesses, leurs tentations, leurs égocentrismes. Il n’y a de majorité nulle part. Les divisions s’exaspèrent même au sein des nations : les Britanniques ne s’entendent pas sur le Brexit ; les Français se fatiguent vite de leurs présidents ; M. Trump a inauguré une nouvelle ère politique où, fût-ce en démocratie, le chef de l’État n’ambitionne plus rassembler.
Dans cette foire d’empoigne, le catholicisme peut apparaître comme une minorité. Mais pas comme les autres. D’abord parce que, s’il a moins de fidèles parmi les « riches », ce n’est pas vrai ailleurs. Ensuite parce que, s’il a certes son origine dans le temps et l’espace, il n’est de fait lié à aucune civilisation particulière, peut imprégner n’importe laquelle et ne coule pas dans un moule unique. Enfin parce que l’appartenance à l’Église n’exclut nullement et même requiert (sauf dans le cas de vocations spécifiques, sacerdotales ou religieuses) d’autres affiliations dans la sphère du profane (aux niveaux familial, professionnel, culturel...). La foi peut revendiquer d’avoir produit l’autonomie (et la dignité) du « temporel », la laïcité et donc le pluralisme, et ainsi de ne point se sentir étrangère dans un univers encore plus éclaté que sécularisé, que son sens de l’absolu éclaire mais ne prétend pas régenter.
L’événement qui donne un sens à l’Histoire
Il y a plus. Car dans ce paysage, l’événement maintenant tout proche de Pâques n’est pas une fête folklorique, célébrée par quelques marginaux. Pour les milliards de chrétiens à travers le monde (et qu’importe si les médias s’en désintéressent parce que c’est tous les ans la même chose et qu’il n’y a pas de casse), ce ne sera pas une simple commémoration, mais une actualisation, une réappropriation de cette vérité que la vie que rien ne peut corrompre est un don de Dieu qu’il suffit de lui rendre pour y avoir part et le transmettre en se donnant à sa suite comme il se donne sans rien garder et comme il l’a rendu possible en le faisant en tant qu’homme. Si l’histoire du monde a un sens, il est là, et c’est plus qu’il ne faut pour s’émerveiller et se réjouir sans complexes.