Philosophe du travail, Simone Weil est sensible aux effets de l’accélération du temps dans l’économie. Elle nous aide à retrouver le sens de l’attention et de la contemplation dans le « travail bien fait » et sa « vocation surnaturelle ».
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La course permanente contre le temps caractérise la société contemporaine. Alors que cette course provoque une vision réductrice du travail, la réintroduction de moments de contemplation dans le travail semble pourtant répondre à la soif de sens qui s’exprime un peu partout.
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La vie moderne comme accélération permanente
« L’expérience majeure de notre temps est celle de l’accélération » explique le sociologue allemand Hartmut Rosa dans son livre Accélération, publié en 2011. Qui en effet ne trouve-t-il pas que le temps lui manque, que ce soit pour ses activités professionnelles, familiales ou associatives ? Les moyens techniques s’accélèrent sans cesse, les rythmes de vie également. Plus les moyens de transport sont rapides, plus le temps passé à voyager augmente. Plus les nouveaux produits comportent des technologies, plus vite ils seront obsolètes. Les moyens de communication modernes hachent les activités qui demandent temps et concentration. Les entreprises élaborent des stratégies pour devenir toujours plus agiles. L’accélération va de pair avec une vie plus segmentée, la conquête de l’espace se fait par l’écrasement du temps qui décontextualise. L’accélération des transports modifie la relation à l’espace, l’accélération de la communication la relation à la société, enfin l’accélération de la production modifie la relation aux choses.
Pourtant, nous dit Hartmut Rosa, il faut toujours du temps au philosophe pour lire et comprendre ses illustres prédécesseurs, à l’apprenti pour gagner en expérience, à l’artisan pour exercer les conseils de son maître, à l’étudiant en médecine pour parfaire sa pratique. À l’image de la vie qui l’englobe, le travail n’est pas insensible à l’accélération. Le grand paradoxe de la vie consiste pourtant en cela : il faut savoir s’arrêter pour avancer.
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Retrouver l’attention dans le travail
« Penser, c’est aller moins vite », nous dit Simone Weil. Le travail est censé « offrir matière à la pensée », écrit cette philosophe du travail, chose que les impératifs de vitesse empêchent. Il y a contradiction entre vitesse permanente et attention, incompatibilité. L’accélération porte atteinte à la « vocation surnaturelle » du travail et « vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse ». Le « pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit […], c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs ».
Le travail sera toujours fatiguant. Imaginer un travail sans fatigue est illusoire, car celle-ci est inhérente au travail en tant que tel. Elle rappelle à l’homme que son travail n’est pas sans effet sur le monde qui existe déjà. Dès lors, la seule question valable n’est pas « mon travail est-il fatiguant ? », mais « quelle valeur ma fatigue a-t-elle ? ». S’agit-il d’une mauvaise fatigue qui paralyse l’âme, source de stress, et qui empêche de dormir ? Ou bien s’agit-il d’une saine fatigue qui permet au travailleur, fier du travail accompli, de dormir du sommeil du juste ? Si le travail comporte une part de répétition, seule la beauté de ce que le travailleur réalise rend supportable la monotonie.
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L’attention ne saurait être synonyme de passivité, car « la réalité de la vie, […] c’est l’activité — j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action ». Simone Weil propose une perception renouvelée du travail, mise en mouvement par une intelligence de l’attention qui invite à l’appropriation de son travail, à l’évaluation des finalités. La quête d’une intelligence attentionnée au travail se nourrit de la formation. Elle imagine une durée de travail réduite complétée par des « conférences techniques pour faire saisir à chaque ouvrier la fonction exacte des pièces qu’il produit et les difficultés surmontées par le travail des autres, à des conférences géographiques pour leur apprendre où vont les produits qu’ils aident à fabriquer, quels êtres humains en font usage, dans quelle espèce de milieu, de vie quotidienne, d’atmosphère humaine ces produits tiennent une place, et quelle place ».
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L’unité du travail et de la contemplation
En plus d’être connue pour être la philosophe du travail, Simone Weil l’est aussi pour être celle de l’attention. Par son travail, l’homme transforme la nature et la matière pour en produire quelque chose de nouveau. Le travail produit du monde : des voitures, des hôpitaux, des bâtiments, des inventions… Ainsi du tronc d’arbre parfois difforme et insignifiant parmi d’autres. Le menuisier ne le voit pas coupé ainsi, mais y discerne et imagine le beau meuble qui, par le travail de la matière, va prendre forme. L’attention est une recherche du travail bien fait, qui procure une joie dans le travail que rien d’autre ne peut remplacer. En exergue de son Journal d’usine, Simone Weil écrit cette formule célèbre : « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait — mais si possible qu’il en perçoive l’usage — qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun, son propre travail soit un objet de contemplation. »
Le travail enracine l’homme dans la vie. Ces différents temps l’inscrivent dans un cosmos qui le dépasse, mais dans lequel il est un artisan chargé de le bonifier. Le travail unit l’activité la plus humble et discrète au cosmos auquel il participe. Simone Weil appellera par la plume à l’invention d’une spiritualité du travail : « Le point d’unité du travail intellectuel et du travail manuel, c’est la contemplation, qui n’est pas un travail. » La pensée weilienne sur le travail introduit du temps dans l’économie. Elle évoque le travail de la pensée pour envisager la fin et les moyens de son travail, l’attention tout au long de la mise en œuvre, ainsi que des moments de contemplation.
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Parlant du travail, la complémentarité de l’attention et de la contemplation pourrait répondre à l’accélération. Loin de limiter le travail, la contemplation l’oriente vers l’universel et lui donne sa véritable richesse. Le temps est un soutien sur lequel s’appuyer pour penser la finalité de son travail, et faire de celui-ci un service pour participer à l’embellissement du monde.
Pour en savoir plus :
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2011.
Simone Weil, Condition ouvrière. Folio, 1951.
Simone Weil, Œuvres. Quarto, Gallimard, éd. 1999.
Voir aussi Emmanuel Gabellieri, Penser le travail avec Simone Weil, Nouvelle Cité.