« Grâce à Dieu », le film de François Ozon tire son nom d’une phrase ambiguë du cardinal Barbarin à propos des actes pédophiles perpétrés par le père Preynat dans le diocèse de Lyon et qui ont été dénoncés par l’association La Parole libérée. Au-delà des questions que pose la sortie d’un film et de ses choix de scénario alors que le jugement des faits dont il se fait l’écho n’a pas été prononcé, le film de François Ozon atteint une profondeur et une vérité remarquables. À vrai dire cela avait mal commencé. Par cet imbroglio juridique laissant planer un doute sur la sortie du film de François Ozon relatant la terrible affaire de pédophilie du diocèse de Lyon. En effet, le père Preynat ne sera pas jugé avant décembre 2019 ou janvier 2020. Quant au cardinal Barbarin ou à Régine Maire, psychologue travaillant bénévolement pour le diocèse, mis en cause pour non-dénonciation de crimes sexuels, le verdict tombera le 7 mars. La justice a tranché en ne retardant pas la sortie du film. Dont acte. Il n’en reste pas moins qu’en montrant à l’écran des protagonistes de cette affaire alors que le jugement à leur égard n’a pas été prononcé, tout cela ressemble bien à un déni de la présomption d’innocence. Mais cela est derrière nous.
Un malaise, mais un grand film
Un film se juge en tant que film et non parce ce qu’il défend ou attaque nous plaît ou nous hérisse. Au demeurant, il est assez clair que dans cette affaire il y a des victimes avérées, un coupable qui ne nie pas les faits, et des silences terribles. La question n’est pas de savoir si François Ozon veut attaquer l’Église catholique comme se demandent certains. D’ailleurs il déclare que ce n’est pas le cas, et on peut lui en faire a priori crédit. La question est de savoir s’il s’agit d’un bon film. Difficile de décréter ex-cathedra ce qu’est un bon film. Pour ma part, je dirais sommairement qu’il doit être juste et vrai. C’est-à-dire qu’il doit traiter l’histoire, ses personnages, par des procédés de mise en scène ajustés à ce que commande la réalité de cette histoire et de ces personnages. Est-ce que le geste cinématographique de François Ozon est ajusté à ce qu’il raconte, aux personnages que sa caméra montre ? Telle est la question, avec cette idée sous-jacente que derrière les corps visibles sur l’écran, il y a l’âme des personnages, que derrière les paroles il y a les silences, qu’au-delà du cadre il y a aussi une réalité invisible mais réellement présente.
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Et il est vrai que cela continuait mal puisque d’emblée on sent un malaise. Est-on dans un documentaire sur l’affaire Preynat ou dans une fiction ? Rarement la petite phrase que l’on voit apparaître sur l’écran au début d’un film expliquant qu’on est dans une fiction (« fiction basée sur des faits réels ») aura paru aussi mal ajustée ! Car François Ozon hésite entre documentaire et fiction. En soi ce n’est pas un problème et cela a produit d’immenses films (au hasard ceux de Schoendoerffer ou de Dardenne). Mais ici c’est bancal. Alors qu’on parle de faits qui ne sont pas jugés, François Ozon tour à tour se veut tout près de la chronique de la réalité, en s’appuyant sur des événements avérés et vérifiables (jusqu’aux emails de Régine Maire qui sont les vrais), et s’aventure par ailleurs à porter une forme de jugement puisqu’au terme du film, il apparaît au spectateur que le cardinal Barbarin a été réellement fautif dans cette affaire : or cela repose en l’espèce sur des choix de scénario ou de mise en scène et non sur des faits irréfutables, ce qui pose un problème éthique, le jugement n’ayant pas été rendu. Ce malaise, le spectateur un peu averti le ressent durant tout le film, d’autant que Philippe Barbarin et Régine Maire sont cités sous leur vrai nom (de même que Preynat, ce qui, avouons-le, ne suscite pas la même compassion). Or, les victimes apparaissent sous des noms d’emprunt et cette dichotomie entretient quelque chose de faussé. En amont, François Ozon d’ailleurs fait le choix assumé de ne rencontrer que les victimes. Et pourtant, avec tous ces handicaps au départ, ce n’est pas un film à charge, un film à thèse ou à sensation, c’est bien autre chose : un grand film.
Le drame universel de la pédophilie
De fait, malgré ces prémices biscornues, bien en phase avec les films de François Ozon que j’ai trouvé souvent par le passé artificiels et factices (Swimming-Pool ou Huit femmes, par exemple), le résultat est un film d’une justesse, d’une force et d’une émotion rares. Au point que les réserves que j’ai faites en préambule, sautent comme des digues de carton face à l’incroyable vérité de ce que nous voyons à l’écran plus de deux heures durant. En dépit de cette ambiguïté initiale (doc ou fiction), c’est le drame universel de la pédophilie, ici incarnée à Lyon, qui surgit de ce film avec une justesse absolue. Et plus spécifiquement le drame du silence et de la souffrance qui emmurent les victimes, lézardent les familles, fissurent les couples avant que la parole ne vienne les libérer. Avec une agilité incroyable dans le scénario, François Ozon montre comment la parole se déploie, à quel point cette libération est contagieuse et son mouvement impossible à arrêter. François Ozon nous donne à voir une parole qui donne vie, qui redonne vie à ceux sur qui l’indicible a fait peser une chape de mort. Une parole qui s’incarne, qui se fait chair dans les corps qui revivent et que l’on pourrait presque toucher, celui du grand bourgeois catho (Alexandre) joué par Melvil Poupaud, de l’athée en colère (François, Denis Menochet) et du fragile funambule Emmanuel (Swann Arlaud).
Face à cette parole de vie, il y a les paroles pétrifiées d’un cardinal et celles entravées d’une psychologue, paroles qui semblent résonner comme lettre morte. Dans une scène terrible de confrontation entre le prêtre pédophile et sa victime (Alexandre), alors même que le prêtre n’a pas formulé la demande de pardon attendue, la psychologue se livre à un geste aussi inapproprié que violent : la récitation du Notre Père par les trois protagonistes qui sont invités ou obligés à se tenir par la main. C’est comme un nouveau viol venant s’ajouter aux abus précédents. Alexandre n’arrive pas à prononcer les mots qui ne passent pas sa bouche : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Avec cette incroyable confusion du psychique et du spirituel, ces paroles de vie, ces paroles de Celui qui est la Vie, semblent mortes.
La question de l’abus de pouvoir
À ce moment-là, on comprend que ce film est tout autre chose qu’un règlement de compte contre qui que ce soit. C’est un film qui prend le parti de la vie contre la mort, cette mort qui résonne particulièrement dans le cercle familial où la loi du silence a régné et a laissé derrière elle une bave d’amertume. La scène d’un repas de Noël où François se déchire avec son frère aîné, chacun étant incapable de comprendre la souffrance de l’autre née de la même source, cette scène magistrale est une épiphanie de la douleur qui permet à la vérité de voir enfin le jour, sans aucun manichéisme du réalisateur. C’est d’ailleurs une des forces du film, et sa justesse, que de montrer aussi les failles des victimes, jusqu’aux tensions au sein de la Parole libérée. Avec une sorte de vertigineuse mise en abîme.
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Car si l’on regarde bien Grâce à Dieu, très pudique sur tout ce qui a trait au sexe, on voit bien que, comme l’a très bien montré Véronique Margron, derrière l’abus sexuel, il y a toujours l’emprise d’une personne en position de puissance ou d’autorité. Et dans tous ces cercles que montre le film, (couple, famille, association), on sent que la question du pouvoir sur l’autre est également présente. Ce film montre au fond que cette question des abus sexuels sur mineurs est d’abord celle de l’abus de pouvoir, mais aussi celle de la défaillance du pouvoir. Cela arrive hélas, on le sait, trop couramment dans l’Église, mais aussi dans le cercle familial. Celui qui doit assurer l’autorité légitime met la main indûment sur l’autre, pour prendre contrôle sur lui ; celui qui aurait dû donner la loi et permettre la juste parole, impose sa violence et le silence qui va avec ; celui qui devait protéger soumet (le prédateur) ou n’intervient pas (la hiérarchie, la famille).
Jamais abandonnés
Grâce à Dieu vient, d’une manière particulièrement juste, démonter ces mécanismes mortifères et donner à voir le retour à la vie que rend possible la parole qui se libère enfin. Ce serait erroné de penser que parce qu’une des victimes, l’athée François, demande se faire débaptiser, le film serait à la charge de l’Église. Par cette crucifiante protestation qui divise ses amis de La Parole libérée, François vient témoigner du fait que ces gestes mortifères peuvent aller jusqu’à une mort spirituelle que notre foi peut espérer non définitive et transfigurée dans le Christ. À ce stade on est au bord du gouffre et la dernière parole du film pose bien la question cruciale : « Papa, crois-tu encore en Dieu ? » François Ozon choisit de ne pas faire répondre Alexandre. La fin est donc ouverte, laissant le spectateur libre de répondre en lui-même. Pour ma part, j’ai vu dans le sourire d’Alexandre, un regard d’amour inconditionnel pour son fils qui est le reflet de l’amour inconditionnel du Père, du Père non défaillant. Et j’ai vu et dans le dernier plan du film sur la statue de la Vierge de Fourvière qui a veillé sur mon enfance, la certitude que, même si nous ne le savons que bien tard, nous ne sommes jamais abandonnés au triomphe du Mal, même lorsqu’il officie en habit d’autorité. Grâce à Dieu.