Les yeux, seuls, ont des paupières. Ni nos oreilles ni nos doigts n’en n’ont. Ne sont-elles pas là pour permettre l’émerveillement, le recueillement ? Pour prendre conscience de tout ce qui est donné à la vue.
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Nous sommes aveugles à notre vue. Je veux dire qu’en général nous ne voyons pas ce que c’est que voir. Et les « voyants » moins que personne : ils fixent une prédiction vague ou une rémunération précise, et ne contemplent pas vraiment la boule, le cristal, les irisations de la lumière, ni la tête du pauvre bougre qui vient les consulter. Pour commencer à voir ce que nous voyons, mieux vaut être l’aveugle-né de l’Évangile. Il faut imaginer, dans sa guérison subite, l’extraordinaire profusion de couleurs et de contours qui fit effraction dans ses ténèbres. Or cet extraordinaire est notre ordinaire. Le miracle pour lui fut notre banalité — voir comme tout un chacun. Avec cette petite différence : il voyait qu’il voyait, et recevait sa vision comme un don ineffable.
Les paupières permettent le recueillement
Les peintres s’efforcent de nous faire sentir cela. Ils peignent un pichet ou une pomme, et, plus qu’une apparence, peu à peu, sous leur pinceau, cela devient une apparition — j’oserais presque dire mariale. La pomme est auréolée. Le pichet d’auberge pourrait bien être le Graal. On raconte que Turner s’enfermait chez lui dans la pénombre puis, après trois jours, ouvrait brusquement les volets pour être transpercé par l’aurore. Certaines choses produisent un son, d’autres pas.
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Mais tout, semble-t-il, est donné à la vue. Et cela passivement, sans qu’on n’ait rien à faire, ni du côté de la chose, ni de notre côté – tandis que toucher, goûter ou sentir requièrent toujours une action de notre part. Il suffit d’ouvrir les yeux. Sans doute est-ce pour cela que nous avons des paupières (nos oreilles ni nos doigts n’en ont): afin de pouvoir interrompre cette offrande continue, simultanée et infinie des formes bigarrées; afin de permettre le recueillement.
L’invisible, source du visible
C’est pour cette raison probablement aussi qu’il y a la nuit. Nous pouvons entendre et toucher en tout temps, et spécialement dans le noir. Nous ne voyons que lorsqu’il y a de la lumière (cette «excellente amie de nos yeux», comme dit saint Augustin). Lumière qui est en elle-même invisible ou éblouissante, ou qui ne se manifeste qu’en manifestant les choses colorées: «Color est lux incarnata» («La couleur est de la lumière incarnée»), disaient les Anciens.
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De l’expérience commune de la lumière jaillit donc pour nous la notion de don. La lumière qui donne à voir se cache elle-même pour laisser place aux choses vues. Elle n’entre pas en concurrence avec celles-ci, et plus elle est présente, plus celles-ci se distinguent. Le bon soleil s’efface pour montrer les fleurs, et ses rayons, à la différence d’un badigeon de peinture, n’uniformisent pas, mais font resplendir chacune selon son espèce et sa singularité. Ainsi l’invisible n’est pas le contraire du visible. Il en est la source. Et le mystère se livre à l’œil nu.
Article de Fabrice Hadjadj.