Sous le seuil de la violence inacceptable, de saintes colères peuvent se révéler légitimes et fécondes.
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La colère des Gilets jaunes est-elle l’expression d’une émotion franco-française, marquée par notre histoire émeutière, notre tempérament révolutionnaire, individualiste, contestataire… ? Le penseur indien Pankaj Mishra, auteur d’un livre remarqué, Age of Anger, insiste sur le fait que la colère est aujourd’hui une expérience mondiale. Il affirme qu’un sentiment de trahison traverse tous les peuples à qui l’on a promis un monde meilleur et qui expérimentent un sentiment d’impuissance, d’isolement, d’abandon des élites. La technologie exacerbe cette “compétition de la ressemblance”, car chacun peut facilement voir ce dont les autres jouissent, chacun peut se comparer et constater avec envie ce qui lui manque.
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Un phénomène mimétique ?
Pankaj Mishra fait volontiers référence à ce “ressentiment mimétique” formulé par René Girard : on veut tous la même chose, mais on constate que seuls quelques-uns en disposent, ce qui engendre la colère des autres… Ce sont finalement les valeurs des Lumières que la Modernité nous a promises (Égalité, Progrès, Liberté…) dont beaucoup se sentent de plus en plus privés, alors même qu’ils constatent que certains en profitent indûment. La colère monte. Elle est contagieuse et “accumulative”. La célèbre colère d’Achille est décrite dès le début de l’Iliade : elle est aussi le résultat d’une chaîne de colères qui se déchaînera lorsque Achille pourfendra les troupes troyennes et se vengera sur Hector. Tant qu’elle ne se manifeste pas, la colère couve. Elle nourrit le ressentiment, et il ne faut pas grand-chose pour déclencher la vengeance. C’est ce que l’on appelle la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
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Dans le monde du travail
Et si cette colère se transmettait aussi à nos entreprises ? Et si le déni habituel des émotions dans les organisations était aussi un facteur de colère ? Si la représentation convenue des attitudes professionnally correct obligeait les personnes à “jouer” extérieurement, à “faire semblant”, bref à adopter une attitude de maîtrise artificielle, et alimentait en fait une colère sourde qui ne demande qu’un prétexte pour exploser ? En réalité, nombreuses sont les situations de colères rentrées, mais aussi d’explosions, dont les effets peuvent devenir dramatiques.
Or les colères étouffées sont une épreuve pour la santé et risquent fort de se transformer en ressentiment, c’est-à-dire une haine sourde accumulée. Les colères explosives, non maîtrisées, sont destructrices, parfois impardonnables, et créent souvent par la suite un sentiment de honte ou de justification absurde.
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La colère libératrice
Y a-t-il place pour une colère légitime ? Je le crois. La colère est une énergie émotionnelle, un mouvement de l’irascible. Son origine est infra morale. Nos pulsions recherchent le désirable et repoussent ce qui ne l’est pas. Les scolastiques nommaient irascible cette tendance sensible qui nous pousse à nous battre contre un obstacle. Il arrive que la maîtrise ne soit pas la meilleure attitude pour défendre une position légitime. L’indignation en est un excellent exemple. Devant un interlocuteur qui outrepasse les limites de la bienséance, devant une injustice criante ou devant l’insolence, la correction ou la fermeté ne sont pas toujours suffisantes. Il faut savoir élever le ton, s’affirmer avec véhémence, défendre le droit bafoué avec la sincérité d’une émotion vibrante. Un responsable ne s’engage pas seulement avec son droit et sa légitimité, mais avec toute sa personne. Quand elle sait se maintenir sous le seuil de la violence impardonnable, la colère peut se révéler féconde. Elle répare en quelque sorte le traitement indigne subi. Elle peut devenir l’énergie du courage.
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