La théorie du canadien Marshall McLuhan, pionnier des études sur les médias, assurant que “le médium est le message” éclaire sur le pouvoir qu’exercent les nouveaux moyens de communication. Elle pose également la question de savoir à quelle fin ils pourraient (ou devraient) servir.
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Il y a une cinquantaine d’années, Marshall McLuhan était une vedette. Cet universitaire canadien anglophone, né en 1911, spécialiste de littérature, diplômé de Cambridge en Angleterre (et converti au catholicisme à 25 ans sous l’influence de G.K. Chesterton), était devenu “le” philosophe de la communication de masse, révolutionnée par la télévision dans la seconde moitié du XXe siècle. Ses livres (Pour comprendre les médias, 1962 ; La Galaxie Gutenberg, 1964 ; Message et massage et enfin Guerre et paix dans le village planétaire, 1967) étaient traduits dans toutes les langues, réédités en poche et abondamment commentés.
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Il n’a d’ailleurs pas toujours été bien compris. Le plus bel exemple en est une courte séquence du film de Woody Allen, Annie Hall, sorti en 1977 : agacé par un type qui, devant lui dans une queue à un cinéma, pérore sur la communication médiatique pour épater sa copine, Woody tire Marshall de derrière un panneau publicitaire pour qu’il reproche au bavard prétentieux de ne l’avoir même pas lu.
La communication n’échappe pas au réchauffement climatique
Il faut dire que McLuhan a lancé des slogans qui ont eu trop de succès. C’est lui qui a lancé le mot “médias”, en distinguant d’une part ceux qui sont “froids” — par exemple le livre —, parce qu’ils ne monopolisent pas l’attention et laissent une liberté critique, et d’autre part ceux qui sont “chauds” — comme la télévision —, parce que leur rythme est tel qu’on est littéralement hypnotisé face à eux. Il a aussi parlé le premier de “globalisation” (une traduction plus exacte aurait été “planétarisation”) pour illustrer le fait que la rapidité et la facilité de diffusion d’informations transformait le monde entier en un village où tous sont vite au courant de tout ce qui se passe, les “actualités” se substituant au témoignage répandu de bouche à oreille.
Le résultat n’est pas simplement que les gens sont mieux informés, donc plus lucides et plus libres. Car ils sont aussi beaucoup plus “stressés” : les nouvelles sensationnelles, inquiétantes ou mauvaises qui viennent des quatre coins de l’horizon pleuvent forcément bien plus dru que les scandales et tragédies locales. Pour se détendre, il n’y a plus qu’à s’évader dans un ou plusieurs des envahissants mondes artificiels ou virtuels créés par les mêmes médias (jeux et sports, feuilletons, musiques, etc.).
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McLuhan a également trouvé des images saisissantes. Ainsi, pour faire comprendre que la prolifération des communications audio-visuelles était un bouleversement culturel et anthropologique encore plus considérable que l’invention de l’imprimerie, il a rapproché chacune de ces deux avancées technologiques de conquêtes spatiales pratiquement simultanées qui peuvent en suggérer l’échelle : à partir de la fin du XVe siècle où les livres (médias “froids”) se sont multipliés, c’était la conquête de l’Amérique par les Européens qui allaient ensuite imposer leurs normes sur toute la planète ; c’était énorme par rapport aux régionalismes antérieurs, mais pas grand-chose en comparaison avec l’exploration d’autres planètes et même d’autres galaxies depuis la seconde moitié du XXe siècle, coïncidant avec la transmission tous azimuts par des médias “chauds” d’images et de sons supplantant l’écrit et recevables par n’importe qui, qu’il soit ou non instruit et capable de recul interprétatif.
Quand c’est le moyen qui dicte la fin qui l’arrange
La formule la plus célèbre et frappante de McLuhan reste toutefois : “Le médium est le message”. Pour enrichir l’énigmatique énoncé d’une façon qui lui a paru amusante et pédagogique, il a tenu à ne pas corriger une coquille sur les épreuves et à laisser “massage”. Celui qui est “scotché” devant son petit écran est en effet malaxé en douceur jusqu’à la passivité malléable comme par un habile kinésithérapeute. De plus, “massage” peut en anglais se décomposer en deux mots : mass age, ce qui se traduira par “l’âge des masses”, autrement dit le temps où des populations entières ressentent et pensent la même chose parce qu’elles voient et entendent les mêmes messages.
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Cependant, le sens originel et plus radical est d’abord que le médium qui “est le message” n’est pas une personne qui prétend entrer en relation avec les esprits. McLuhan emploie le mot latin medium (sans accent) qui a été adopté tel quel en anglais pour désigner un moyen, un intermédiaire, un outil. Comme notre auteur parle des modes de communication en général, il prend le pluriel media, et c’est ce qui a été francisé (dans le triste oubli du latin) en “média” au singulier et “médias” au pluriel. Mais au-delà et surtout, l’idée de McLuhan est que le moyen devient la fin, ou (pour l’exprimer plus laborieusement) que le message est conditionné par le canal qui le transmet, au point que la forme devient première et le contenu secondaire. Concrètement, cela veut dire que ce n’est pas pour s’informer, s’instruire ou se distraire qu’on lit le journal, écoute la radio ou regarde la télévision, mais parce que cette activité est devenue une habitude, une addiction. Ce qui est transmis est non seulement façonné mais encore sélectionné par le médium qui peut aller jusqu’à le fabriquer, un peu comme du carburant qu’il consomme pour fonctionner ou comme les aliments que ramasse, malaxe et digère un animal en évacuant rapidement les déchets dont son corps n’a pas besoin pour survivre et prospérer — ce qui est son but égoïste et principal, le service rendu n’étant qu’accessoire et presque accidentel.
Dictature et impuissance des portables
McLuhan est mort en 1980, après avoir dû réduire ses activités à la suite d’une tumeur au cerveau opérée en 1967. Il n’a donc pas connu les ordinateurs personnels, internet ni les réseaux sociaux. Or l’avènement de ces media n’a pas invalidé ses intuitions, qui restent précieuses pour comprendre l’impact de ces technologies et ne pas en être esclave. Ainsi, le mouvement des “Gilets jaunes” est né et s’est développé grâce au téléphone portable. Mais le medium qui a produit peut-être plus encore que permis ce phénomène le bride et risque de le rendre vain. Des messages spontanés dont la source importe peu sont indéfiniment relayés par les destinataires qui les approuvent instantanément, sans que des débats soient organisables à ce niveau ni qu’existe un lieu où pourraient se cristalliser des options entre lesquelles on pourrait choisir. Les réseaux sociaux n’autorisent aucune décision en dehors du très court terme. C’est une anarchie qui refuse même d’être systématisée. Par exemple, le “référendum d’initiative populaire” revendiqué comme la panacée requiert des règles (détermination de la question posée, qualification pour y répondre et possibilité de le faire, etc.), et ces règles ne peuvent être ni générées ni respectées rien qu’avec des portables.
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Les nouveaux médias ne facilitent donc pas la communication au sens de compréhension mutuelle ni la mise en œuvre de solutions aux problèmes qu’ils révèlent. Ils tendent au contraire à diviser les communautés nationales : “Foulards rouges” contre “Gilets jaunes” en France, partisans et adversaires du Brexit au Royaume-Uni, de M. Trump aux États-Unis, de M. Orban en Hongrie, etc., tout en condamnant à la faillite et à l’impuissance les polarisations politiques établies et en compromettant donc les alternances démocratiques. Le “printemps arabe” qui a fleuri en 2011 grâce aux réseaux sociaux a bien déboulonné quelques dictateurs (Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Saleh…) mais (sauf peut-être en Tunisie où la situation demeure précaire) il n’a finalement pas changé grand-chose (les Égyptiens ont Al-Sissi, Bachar El-Assad est toujours là et c’est le chaos en Lybie et au Yémen). La question demeure donc : qu’est-ce qui pourra faire découvrir et admettre à quelle fin pourraient bien servir les moyens de communication qui ont pris le pouvoir au XXIe siècle ?