La parution d’un roman de Michel Houellebecq est toujours un événement. Sérotonine ne fait pas exception. Le livre raconte les mésaventures professionnelles et affectives de Florent-Claude Labrouste, ingénieur agronome, passé par la firme Monsanto, et qui travaille pour une direction régionale du ministère de l’Agriculture.
Premier sociologue de France
Comme toujours chez Houellebecq, faits et événements sont décrits avec le sang-froid de l’entomologiste. La formation de l’écrivain n’est certainement pas étrangère à ce style distancié (il est lui-même ingénieur agronome, comme le héros du roman). Cette distance stylistique assumée confirme la place de Houellebecq de premier sociologue de notre modernité tardive. On peut en conclure que dans la recherche de la vérité, l’art n’a rien à envier à la science, ce dont tous les passionnés de littérature sont convaincus depuis longtemps.
Une critique du libéralisme forcené
Le narrateur (le livre est écrit à la première personne) assiste au baroud d’honneur de son meilleur ami, agriculteur en Normandie, et qui n’arrive plus à vivre de son travail. Issu d’une famille noble, Aymeric constate, désabusé, qu’il est en train de dilapider l’héritage paternel (un château et des terres) en travaillant sans relâche à une agriculture respectueuse des consommateurs et de l’environnement, alors que son père a conservé le patrimoine en ne faisant aucun effort ! Sérotonine est une critique féroce des diktats agricoles européens et du productivisme forcené. La force du récit tient dans la lucidité du narrateur, qui prédit à son ami son échec : Florent-Claude a en effet travaillé au cœur du système, et sait de quoi il parle…
Un roman de l’amour manqué
Comme toujours chez Houellebecq, le tableau des mœurs est assez cru. Toutefois, la tonalité est légèrement différente de celle des romans précédents. Cette différence tient à ce que, cette fois-ci, le héros a entrevu la possibilité du bonheur. Un bonheur à deux. Malheureusement, la force des préjugés de l’époque lui interdira de franchir le Rubicon en demandant son amie de cœur en mariage.
Read more:
Le “Sérotonine” de Houellebecq se glisse en tête des ventes
Les échecs répétés de Florent-Claude en amour ne sont pas une nouveauté chez Houellebecq. Ce qui l’est davantage, c’est la valeur que tient l’amour dans la conception du monde du héros. Celui-ci nous confie que « le monde extérieur était dur, impitoyable aux faibles, il ne tenait presque jamais ses promesses, et l’amour restait la seule chose en laquelle on puisse encore, peut-être, avoir foi ». Stupéfiante confession dans la bouche d’un anti-héros houellebecquien !
Le narrateur semble donner raison à Lacan, lorsque ce dernier affirme que nos rabâchages, la wiederholungszwang de Freud (la pulsion de répétition), trahissent un rendez-vous manqué avec la réalité. Florent-Claude a bien manqué son rendez-vous avec l’amour de Camille ! Le souvenir de la jeune femme continue à le hanter des années plus tard, ce qui nous vaut des pages très fortes, auxquels l’écrivain ne nous avait pas habitués dans ce domaine. Comme si Michel Houellebecq nous livrait une parabole de notre temps, qui n’arrête pas de radoter sa rencontre manquée avec l’amour. Dans ce tableau sombre, on ne sait pas si l’hédonisme forcené est la cause ou bien l’effet et la compensation de ce ratage.
Lucidité et impuissance
Roman de la solitude, dans laquelle notre modernité, devenue folle, entraîne ceux qui se laissent happer par ses mirages et sa logique mortifère, Sérotonine laissera un goût amer à ceux qui en attendent une lueur d’espoir. Toutefois, les chrétiens auraient tort de bouder la lecture du livre. Car il est certainement plus instructif que toutes les thèses pompeuses et absconses sur notre époque, ou que toutes les pommades émollientes prescrites par les gourous « psy » à la mode.
Read more:
Sérotonine : l’amour ou l’enfer
Houellebecq décrit un monde qui n’attend plus le salut de lui-même. Même s’il serait prématuré que les chrétiens « récupèrent » la déréliction des personnages du roman pour avaliser leurs thèses, il n’en demeure pas moins que le tableau de notre époque brossé par le romancier ne surprendra pas ceux qui sont convaincus que l’oubli de Dieu n’est pas d’abord une mauvaise nouvelle pour ce dernier, mais d’abord pour l’homme.
La lucidité du héros de Sérotonine est d’autant plus tragique qu’elle se double du constat d’une impuissance fondamentale : « Qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? » s’écrie le narrateur, devant l’échec prévisible de son ami agriculteur à gagner son combat contre un libéralisme devenu la dernière croyance disponible. Impuissance dont celle dont est atteint Florent-Claude sur le plan physiologique, constitue le symbole pathétique.
La question du Salut
L’univers de Sérotonine attend un sauveur, tant ses acteurs semblent persuadés de l’inéluctabilité de leur malheur. Même s’il ne l’explicite pas, Houellebecq semble affirmer que la solution n’est pas à la mesure humaine. Comme le disait Hölderlin : « Là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve. » Que son auteur l’ait voulu ou non, Sérotonine pose la question du Salut. Est-ce suffisant pour en faire un roman chrétien ? Aux lecteurs d’en décider.