L’expression “pensée du Christ” résume admirablement la tâche de celui qui passa une grande partie de sa vie de philosophe à cerner la présence du Christ dans la pensée des hommes, y compris ceux qui semblent être les plus éloignés de Lui, ou les plus hostiles.Certaines disparitions passent inaperçues alors qu’elles effacent de notre monde des esprits d’exception. La mort du père Xavier Tilliette, jésuite français, le 10 décembre dernier, est de ce type. Ignoré du grand public, peu connu des cercles catholiques, y compris ceux qui se piquent d’intelligence, il fut pourtant un remarquable représentant de la vie intellectuelle française de ces dernières décennies, à l’image de ses illustres prédécesseurs de la Compagnie de Jésus, comme les cardinaux Daniélou, de Lubac et Urs von Balthasar envers lesquels il exprima toujours un attachement fidèle et une profonde reconnaissance. Le père Tilliette, philosophe de métier, est plus connu à l’étranger qu’en France car il enseigna dans de multiples pays et en plusieurs langues. Auteur de plus de 2.000 titres, ouvrages de référence et de nombreux articles, il nous laisse un héritage qu’il serait dommage de négliger. Le but de ces quelques lignes n’est point de dresser une biographie du Père Tilliette — ceci peut être trouvé ailleurs, mais de souligner au moins un des aspects qui caractérise son œuvre et qui mérite de ne pas être négligé ou oublié, celui d’Idea Christi.
Exilé de l’intérieur
Comme il l’a exprimé lui-même : “Je ne suis pas un philosophe de souche, ni même de vocation. Je me suis longtemps considéré comme un braconnier, un transfuge de la littérature.” Il appartient donc à ces générations de jésuites, aujourd’hui complètement disparues, héritiers de la première Compagnie du XVIIe et du XVIIIe siècles, pour lesquelles rien de ce l’homme produisait, créait, n’était étranger. Des esprits encyclopédiques pour lesquels la “spécialisation” n’avait que peu de sens. Ils passaient, avec une dextérité de jongleurs, de la théologie à la poésie, de la littérature à la philosophie, des sciences au théâtre, de la prédication à l’écriture, de la cour des grands au voisinage des simples. Le père Tilliette est bien un braconnier, de très grand talent. Dans sa Confession d’un jésuite, court article publié en Espagne qui lui valut quelque problème avec son Ordre à cause de sa franchise et de la vérité qu’il dévoilait sur les dérives contemporaines, il précisa qu’il avait pris, au cours de sa vie, “la posture du tâcheron, du gratte-papier”, ceci à propos de sujets très divers mais qui n’avaient en fait comme but que la familiarité avec le Christ envisagée non pas seulement comme un exercice de foi mais aussi comme une ascèse de l’intelligence. En 2005, il déclare :
La pensée du Christ me travaille, et je ne voudrais pas finir sans l’avoir creusée davantage. La société actuelle, le “monde” maudit, n’est pas facile à vivre, laxisme, frivolité, mensonge, impudeur, permissivité. Exilé de l’intérieur, je ne vois de recours qu’en l’Église, comme autrefois Gertrud von Le Fort. Elle est le phare sur la colline.
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La “pensée du Christ”
Cette expression de “pensée du Christ” résume admirablement la tâche de celui qui passa une grande partie de sa vie de méditation, de professeur et d’écrivain, à cerner la présence du Christ dans la pensée des hommes, y compris ceux qui semblent être les plus éloignés de Lui, ou les plus hostiles. D’où cette série d’ouvrages qui fit suite à ses magistrales recherches sur l’idéalisme allemand — Schelling en particulier, et qui eurent pour objet la place de Jésus-Christ dans la pensée : Le Christ des philosophes, Le Christ de la philosophie, Jésus romantique, L’Église des philosophes, Les philosophes lisent la Bible, Philosophies eucharistiques, La Semaine Sainte des philosophes etc. Il a voulu montrer à quel point la figure du Christ hante la pensée humaine. Ce n’est pas un hasard si, parmi les rares livres qui garnissaient encore sa chambre de vieillard diminué, figurait l’ouvrage de Pierre Emmanuel, Babel, où le poète rédige une Hymne de la condition humaine comprenant ces vers :
Ce Dieu dont vous vouliez provoquer le hasard
Est un cancer dont le hasard est la pâture
Votre besoin de lui est sa seule nature
Et c’est à vous ronger qu’il exerce son art.
Une ecclésiologie philosophique
Le père Tilliette n’a cessé de scruter comment la figure du Christ a rongé et ronge, au sens noble du terme, l’esprit humain. Dans Le Christ de la philosophie, il explique que “le concept de christologie philosophique [en soulignant philosophique] est avant tout la tâche de saisir l’idée du Christ, le Christ en idée. La philosophie est amarrée à cette tâche, son envergure est le quid. L’approche intelligible du Christ se produit certes à partir de l’événement historique et transhistorique, porteur de tout le reste, par conséquent de la réflexion millénaire théologique, exégétique et herméneutique, enfin de l’expérience des siècles de foi et de vie spirituelle, mais aussi d’un univers spécifique de pensée, d’un système et d’une systématique qui cernent l’idée”. Et il ira encore plus loin en élaborant une ecclésiologie philosophique, dans L’Église des philosophes :
Le but est de montrer que l’essence de l’Église s’enracine dans ce que le père Fessard appelle le Mysterium Societatis. Il s’agit d’un mystère révélé, surnaturel, qui touche la profondeur de l’être créé. La philosophie en montre la pertinence, l’inévitabilité, la fondation.
Une plume de Fides et Ratio
Rien n’est impossible à la philosophie, rien ne lui est interdit. Le père Tilliette conduit la philosophie “à son maximum d’ouverture”, comme le remarque Giuliano Sansonetti. C’est ainsi que Xavier Tilliette cultive cette stabilité qui s’effrite devant lui, à vitesse accélérée, en tant de domaines, à commencer dans l’Église et dans la Compagnie de Jésus qu’il aime tant et pour lesquelles il ne cesse de souffrir lorsqu’il prend conscience des périls provoqués par la dérive contemporaine. Il sera ainsi une des plumes de l’encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II qui reprend l’enseignement traditionnel de Vatican I tout en redisant sa confiance en la raison et dans la philosophie. Le bilan de la philosophie au XXe siècle peut être sévère à cause de la fragmentation du savoir et de la contamination de la philosophie par des avatars divers, ce qui fait dire au père Tilliette : “C’est l’ombre du cocher poursuivant l’ombre du carrosse. La boucle se boucle avec un aveu d’impuissance connue sous le nom de pensée faible, qui est une forme de renoncement.”
Face à ce terrible constat, Xavier Tilliette nous lègue une œuvre foisonnante qui permet de ne pas désespérer et de découvrir dans chaque chose du monde, dans chaque élément de la pensée humaine, un sceau christologique qui, à la fin, ne pourra qu’être victorieux, quelles que soient les trahisons, les rejets, les oublis, les nihilismes.
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