Si le corps est conçu comme une propriété économique et juridique, il devient comme un capital à exploiter. Le discours que sous-tend le slogan “mon corps m’appartient ” est ainsi, sous ses apparences “libératrices” et “progressistes” un discours d’aliénation radicale du corps, réduit à n’être plus que l’instrument de la performance qu’on lui demande.« Mon corps m’appartient » : ce slogan, familier depuis une quarantaine d’années dans toute une série de manifestations “sociétales”, est proféré pour clore le débat, avant même que celui-ci soit posé. “Mon corps m’appartient” : entendre par là que ce qui m’appartient ne regarde que moi, qui peux en faire ce que je veux puisque j’en suis le propriétaire et que, à ce titre, je n’ai de comptes à rendre à personne. Pourtant, malgré le caractère d’atout décisif qui lui est prêté, ce slogan porte en lui toute une série d’affirmations implicites qui interdisent l’approbation béate.
Pour quel profit ?
D’abord, pourquoi faut-il que mon corps « m’appartienne » ? L’idée d’appartenance n’est pas une notion « naturelle » qui relèverait de l’évidence. Elle nous renvoie à deux domaines bien spécifiques de l’activité humaine : l’économie et le droit. En économie, ce qui nous appartient, qu’il s’agisse de notre force physique, de notre argent, ou de notre portefeuille d’actions est dénommé “capital”. En droit, ce qui nous appartient s’appelle “propriété”. En disant “mon corps m’appartient”, nous ne faisons en réalité que dire “mon corps fait partie de mon capital” ou bien “mon corps est ma propriété”. Nous opérons ainsi un transfert, imposant à la part la plus intime de nous-même, notre corps, les catégories de l’économie et du droit.
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Pourquoi soumettons-nous notre corps à ces catégories ? Peut-être parce que, dans notre monde, nous ne savons plus parler autrement du corps, pas plus du reste que nous ne savons parler des êtres et des choses qui nous entourent. L’économie et le droit étaient jadis limitées à des sphères spécifiques de l’activité humaine, à la “vie en société ” ; ni l’un ni l’autre n’avaient la prétention de s’étendre au-delà de cette sphère pour imposer leur logique à l’ensemble de la relation que l’homme entretient avec le monde. Depuis quelques décennies, en Occident, cette limite et cette mesure s’effilochent de plus en plus vite. Or les catégories de l’économie et celles du droit ne sont pas neutres : elles nous engagent sur un chemin où priorité est donnée à l’usage rationnel que l’on fait du capital et de la propriété, autrement dit au profit que l’on peut en retirer.
L’instrument de sa performance
Ainsi, prétendre que mon corps m’appartient, c’est considérer que mon corps en soi n’a aucune importance ni aucune valeur ; ce qui compte, c’est sa fonction de capital ou de propriété, grâce à laquelle une gestion intelligente me permettra de dégager un profit, sous la forme d’une maximisation de sa performance, que celle-ci soit intellectuelle ou physique. Le corps est là pour servir, comme le capital et la propriété sont là pour servir à accroître la richesse d’un individu. Le discours que sous-tend le slogan “mon corps m’appartient” est ainsi, sous ses apparences “libératrices” et “progressistes” un discours d’aliénation radicale du corps, réduit à n’être plus que l’instrument de la performance qu’on lui demande. De même que la force physique des prolétaires de jadis n’existait que pour la machine qui la transformait. De même que, dans l’actuelle économie du numérique, la créativité intellectuelle n’a de valeur et d’intérêt qu’au regard du profit marchand qu’elle engendre.
Détenir des droits
De fait, l’affirmation “mon corps m’appartient” signe le triomphe d’une vision à la fois juridique et économique du monde, qui a désormais conquis toute notre réalité, et pour laquelle toute chose s’apprécie exclusivement à partir des deux questions suivantes : cette chose va-t-elle me permettre d’accroître le stock de droits dont je suis propriétaire, puisqu’être propriétaire, c’est détenir des droits ? Va-t-elle me permettre d’accroître ma profitabilité, c’est-à-dire ma capacité à tirer profit du monde, sous une forme directement pécuniaire, ou, plus subtilement, à travers une domination qui est source de jouissance ? Le nihilisme actuel du monde occidental résulte précisément de son incapacité radicale à aimer les choses pour elles-mêmes, pour leur beauté et pour la lumière intérieure qui les éclaire. Cet amour désintéressé a disparu au profit d’une consommation généralisée du monde, à travers laquelle la chose, qu’il s’agisse de mon corps ou de tout ce qui m’entoure, n’est plus qu’un prétexte sommé de s’effacer devant le supplément de pouvoir que je peux obtenir en l’exploitant efficacement.
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Le corps se dévisage
Contre l’idéologie dominante, osons donc affirmer que mon corps ne m’appartient pas, pas plus du reste que tout ce que nous nous vantons de posséder. D’abord, parce que mon corps n’est pas rien : il a une histoire qui vient de loin, et pas seulement du ventre de ma mère, mais d’un commencement bien plus profond, où il a été racheté, à l’avance, par le sacrifice d’un Dieu et que, à ce titre, il mérite autre chose que d’être ravalé au statut inerte de capital et de fonds de commerce. Ensuite, parce que, comme tout ce qui est créé, mon corps a une valeur et une dignité propres, un mystère unique que je n’aurai pas assez d’une vie pour interroger ; mon corps me demande de le dévisager et non pas seulement de le rentabiliser.
Enfin, précisément, il est d’autres usages, plus sagaces et plus profonds, que l’exploitation de mon corps. Le Christ fait appel, en plusieurs passages des Évangiles, à la figure de l’intendant qui gère les biens de son maître, de façon désintéressée, et dans une optique, non pas de profit de court terme, mais d’embellissement patient et attentif du domaine qui lui a été confié. À nous d’être les intendants de notre corps, comme nous devrions être les intendants de l’univers, ceux qui, en attendant l’heure du retour du Maître, agissent en fidèles ouvriers de Sa volonté, et en gardiens vigilants de Sa création.