Au lendemain de la signature du “Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières”, sous l’égide de l’ONU, Jean-Paul Bolufer livre une lecture critique des bienfaits de la mondialisation à la lumière de l’anthropologie chrétienne. D’un point de vue chrétien, dit-il, il faudrait “tordre le cou” à cette idée reçue d’une économie-monde, d’une immigration inéluctable et d’une culture mondiale bienfaisantes et pacificatrices, dont l’ONU serait le régulateur.
Pour qu’Aleteia poursuive sa mission, faites un don déductible à 66% de votre impôt sur le revenu. Ainsi l’avenir d’Aleteia deviendra aussi la vôtre.
*don déductible de l’impôt sur le revenu
Le thème de la mondialisation ne peut qu’interpeller les chrétiens. Certains peuvent y discerner un “signe des temps” qui ouvrirait les peuples à une forme de citoyenneté universelle. D’autres y décèlent les prémisses d’une rencontre heureuse de cultures diverses confirmant la vision mac-luhanienne du “village planétaire”. Beaucoup se réjouissent qu’elle permette d’envisager désormais un recul de la pauvreté dans le monde. Ainsi, la mondialisation deviendrait l’ultime chapitre de Populorum progressio et prendrait la suite du développement comme “nouveau nom de la paix”, faisant converger l’humanité avec le plan divin. Mais qu’en est-il de cette féérie enchantée par rapport aux réalités économiques, sociales et culturelles d’aujourd’hui ?
Lire aussi :
Qu’est-ce que le Pacte mondial pour les migrations que la France a signé ?
Une ouverture économique faussée
Au seul plan économique, la mondialisation est l’aboutissement accéléré de siècles de libre-échange qui, malgré de nombreux épisodes protectionnistes, constitue sans doute une tendance irréversible de l’histoire économique mondiale. Le commerce a connu, dès l’Antiquité et avant même “la route de la soie”, un élargissement croissant de ses marchés dans la logique du capitalisme, seul système économique qui ait jamais fonctionné durablement et efficacement, sous ses formes successives, marchande, industrielle et financière. C’est pour cela que, si ce phénomène, qui est devenu la doctrine de l’OMC, génère bien les avantages comparatifs analysés par Ricardo, il est aussi à l’origine de tous les inconvénients de cette théorie. En effet, l’idée selon laquelle l’ouverture la plus grande au commerce international est toujours avantageuse pour tous, indépendamment de la compétitivité nationale, est fausse.
Elle heurte de ce fait l’anthropologie chrétienne qui repose sur la nécessité du développement pour tout homme. Pourquoi ? D’excellents spécialistes, bien plus compétents que moi, de droite comme de gauche, l’ont largement démontré. Je me bornerai donc à trois éléments bien connus.
La manipulation des puissants
Le premier, c’est que contrairement au modèle walrasien, la concurrence n’est jamais pure et parfaite en interne comme à l’international. Elle est en général oligopolistique voire monopolistique, ce qu’illustre la puissance des entreprises multi ou transnationales qui se caractérisent par “un ensemble intégré d’unités de production contrôlées en divers territoires par un centre de décision unique”. Une cinquantaine d’entre elles, les plus importantes, figurent parmi les 100 premières puissances économiques mondiales, États inclus… qui, par la manipulation des coûts et des prix que leur force et leur diversification autorisent, faussent l’allocation juste des facteurs de production et imposent leur loi au marché mondial. Du coup, le déséquilibre des termes de l’échange entre riches et pauvres — rapport entre le cours fluctuant des matières premières et le prix des produits manufacturés — invoqué par la Cnuced, dans le cadre de l’ONU, dès 1964, non seulement demeure mais s’amplifie à l’échelle de la croissance du commerce mondial dont l’essentiel est d’ailleurs pratiqué par les grandes puissances.
Lire aussi :
Peut-on être catholique et libéral ?
En outre, les sociétés multinationales, dont les actionnaires sont mal identifiés par les peuples, et le chiffre d’affaire souvent supérieur à celui des petits États ou des États pauvres, n’hésitent pas à intervenir dans la vie politique de ces derniers en utilisant éventuellement la corruption de dirigeants indignes pour mieux asseoir leur rente de situation. Leur action n’est pas non plus étrangère au transfert vers les pays détenteurs de métaux rares d’une pollution dont ils dénoncent hypocritement les méfaits dans les pays utilisateurs au nom d’un discours écologiste de façade, ainsi que l’illustre par exemple le circuit de fabrication des batteries électriques équipant les véhicules “propres”.
Chômage persistant et financiarisation
Le second réside dans le risque de sacrifier dans un pays, grâce à la libération de tous les freins aux échanges et à la mobilité encouragée des facteurs de production, des fabrications qui seraient plus rentables ailleurs. C’est une des raisons du chômage persistant dans beaucoup de nations, sans que pour autant cette politique bénéficie aux pays pauvres qui ne restent « profitables » qu’au prix d’un niveau de salaires et de prestations sociales maintenu à l’étiage le plus bas. Une des modalités bien connues en est le développement des délocalisations dont le « retour sur investissement » n’est jamais à la hauteur du déficit social qu’elles créent et qui, si elles augmentent les profits et les revenus des actionnaires, n’ont pas pour autant comme objectif de recréer les emplois détruits ou d’améliorer le pouvoir d’achat des salariés modestes.
Lire aussi :
Gilets jaunes : la fin du cycle néolibéral ?
Le troisième est bien évidemment la constitution de marchés financiers travaillant 24h sur 24 à l’échelle planétaire qui, combinée à l’utilisation fréquente d’outils très complexes et à des titrisations aussi contestables pour ne pas dire toxiques que les subprimes de 2007, créent un risque permanent de propagation mondiale de crises spéculatives. Cette menace pèse toujours sur nos économies totalement imbriquées dans la mondialisation et entièrement dépendantes les unes des autres, ce qui montre bien qu’un monde de plus en plus solidaire peut aussi se pervertir en une tribalisation déchaînée du mal… On pourrait ajouter que, face à la complexité de ce nouveau capitalisme boursier, seuls les experts en manipulations peuvent tirer leur épingle du jeu et qu’on est donc aux antipodes de ce que pourrait être un authentique capitalisme populaire répandu sur toute la planète pour le bénéfice du plus grand nombre !
Le risque culturel : la liberté aliénée
Mais si la mondialisation ne peut sans légèreté être analysée comme profitant à tout homme, elle ne peut davantage l’être — et c’est sa seconde contradiction avec l’anthropologie chrétienne — comme profitant à tout l’homme, ce qui conduit à évoquer rapidement une autre problématique. Économique et sociale, la mondialisation a aussi un contenu culturel, au moins sous trois aspects.
Lire aussi :
La finance responsable, ce concept méconnu
Le premier est que, parmi les acteurs les plus puissants de la mondialisation, figurent les fameuses GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), les NATU (Netflix, Air BNB, Telsa, Uber) ou, encore, versus chinois, les BATX (Baidu, Alibabab, Tencent, Xiaomi) et, en Russie, Yandex et VKontakte. On se contente souvent de dénoncer leur influence en raison de leurs abus de position dominante, de fraude fiscale ou de lobbying. Mais il est encore plus inquiétant de constater le volume de données numériques qu’elles recueillent et qui mettent en péril le respect de notre vie privée ou leur stratégie visant à rendre leurs produits addictifs voire à en programmer l’obsolescence. On est aux antipodes d’une mondialisation technologique dont la diffusion planétaire permettrait d’abolir les fractures numériques et apporterait les bienfaits d’une civilisation émancipatrice. C’est au contraire une nouvelle et implacable aliénation qui vient contester notre liberté, notre dignité et notre intimité en réalisant exactement ce que craignait Orwell avec son Big Brother.
La communication totalitaire
Le second provient de la nature des produits diffusés. La plupart des sociétés multinationales agissant sur le marché mondial ne sont pas des sociétés internationales mais ont un capital majoritairement détenu par des Américains, des Chinois ou des Russes avec leurs intérêts propres. Que ce soit dans les comportements alimentaires (Coca Cola), dans la production ou la diffusion de films et de séries (Netflix), dans les contenus véhiculés par l’Internet (Google) et dans les entreprises de désinformation déstabilisante qui semble devenues des spécialités russe et chinoise, ce sont les comportements culturels de la planète qui peuvent s’en trouver unifiés au détriment de l’objectivité mais aussi de la diversité de chaque culture nationale ou régionale. Sans céder aux caricatures de la “culture Mac World” (Mac Do + Coca et autre Mickey), il est manifeste que la propagation de l’obésité à travers le monde est par exemple le résultat d’habitudes alimentaires exportées des États-Unis. D’un point de vue chrétien, il faudrait « tordre le cou » à cette idée reçue d’une culture mondiale bienfaisante et pacificatrice, dont l’Unesco serait le régulateur.
Lire aussi :
Les fast-foods, une calamité aux États-Unis
C’est bien contre cette erreur que mettait en garde saint Jean Paul II dans son grand discours, à l’Unesco justement, le 2 juin 1980, allant jusqu’à définir, à partir de l’exemple de la Pologne étendu à toute l’Europe, une souveraineté culturelle de chaque nation et alertant sur une domination totalitaire des moyens de communication de masse qui l’abolirait au nom de l’indifférenciation insidieuse d’un métissage culturel. Dans son allocution, il demandait expressément à l’Unesco de prendre en considération le primat du spirituel seul capable de construire l’homme intégral et l’apport du christianisme à cet humanisme salvateur des identités nationales. Nul n’est besoin ici d’expliciter la différence radicale entre cette vision personnaliste et une fusion mondiale des cultures, telle que la mondialisation la façonne aujourd’hui et contre laquelle, déjà, s’élevait Lévi-Strauss, peu suspect de “populisme” en insistant sur la nécessité de préserver, grâce à la diversité des cultures, la richesse du monde.
L’aveuglement migratoire
Enfin, comment ne pas évoquer ici le développement d’une immigration planétaire des pays du sud vers ceux du nord et des immenses drames humains qu’elle crée, entre organisation mafieuse des passeurs, incapacité des pays d’accueil à mettre en place des politiques d’intégration satisfaisantes et perte de potentiel de développement pour les pays pauvres que fuient souvent leurs habitants les plus doués et les meilleurs, comme l’a fort bien expliqué Michel Camdessus (Vers le monde de 2050, Fayard, 2017).
Lire aussi :
Les migrants, un “signe des temps” sérieusement considéré par le Vatican
Face à cette situation inacceptable, que certains, par inconscience, en viennent même à juger inéluctable voire souhaitable (!) dans une vision fataliste du monde (l’”à-quoi-bonisme” vitupéré par Bernanos), les chrétiens doivent se mobiliser pour proclamer un droit, celui pour tout homme de pouvoir vivre dans son propre pays et d’y contribuer à son développement, et, afin que cette proclamation ne relève pas d’une bonne conscience hypocrite, pour faire d’un plan Marshall en direction des pays d’émigration la priorité des futurs G20 et de la Banque mondiale. Ce serait non seulement notre honneur, mais au-delà de l’exigence morale, une urgence politique, afin que cette dérive migratoire ne provoque pas les conflits et les affrontements dont elle est malheureusement porteuse.
Une nouvelle lutte des classes ?
Au terme de cette analyse, on voit bien qu’il serait tout autant vain de se poser en adversaire de la mondialisation qu’impossible de l’accepter sans un droit d’inventaire sérieux au nom de l’anthropologie chrétienne. Autrement dit, ne nous égarons pas dans l’anti-mondialisme mais soyons résolument altermondialistes et altermondialistes chrétiens ! Si la tentation du repli protectionniste a souvent coïncidé avec des périodes d’affrontements, les risques n’en sont pas moindres avec une mondialisation sans limites et une concurrence effrénée lourde d’antagonismes comme l’histoire de ces cent-cinquante dernières années l’a montré ou comme l’illustre aujourd’hui la guerre commerciale et monétaire sino-américaine.
Lire aussi :
L’impérialisme économique, première cause de la guerre de 1914
Nul n’oserait écrire comme le libéral radical Richard Cobden en pleine révolution industrielle au XIXe siècle : “Je vois dans les principes du libre-échange une force qui agira dans le monde à l’image de la gravitation dans l’univers physique. Elle rapprochera les hommes, abattra les antagonismes de race, de croyance, de langue. Elle nous unira par les liens de la paix universelle.” Non, l’économie-monde n’est pas l’ange Gabriel de la Parousie. En revanche, comment ne pas être attentifs aux avertissements lancés dès 1991 par l’universitaire démocrate Robert Reich, secrétaire au travail sous la présidence Clinton, dans son ouvrage The work of nations : preparing ourselves for 21st century capitalism, traduit chez Dunod en 1993 ? La rupture sociale entre “perdants”, salariés non-qualifiés devant accepter une compression de leurs rémunérations pour s’adapter aux impératifs de la mondialisation et “gagnants”, détenteurs de hautes qualifications et propriétaires de capitaux, peut générer une nouvelle lutte des classes.
Une véritable alternative
À ceux qui aiment manipuler les symboles, je proposerai celui des “gilets jaunes” : dans un avion, là où le contexte de la mondialisation des transports interdit de taxer le kérosène malgré son bilan carbone désastreux, ils sont un signe de protection lorsque l’hôtesse décline les consignes de sécurité à des voyageurs souvent privilégiés. Mais, à nos carrefours et nos péages routiers, ils expriment la sourde colère des nouveaux “pauvres sédentarisés”, subissant les taxes sur l’essence et le diesel et accusés par la bourgeoisie aisée de créer par la pollution de leurs vieux véhicules des milliers de morts innocents. Pauvres mais aussi assassins… voilà l’image d’eux-mêmes que reçoivent aujourd’hui les nouveaux héritiers des “classes dangereuses” dénoncées par les milieux dirigeants du XIXe siècle et que seuls alors les milieux sociaux-chrétiens défendaient.
Lire aussi :
Ce samedi, il a béni Gilets jaunes et forces de l’ordre
Et, justement, l’Union européenne, si elle acceptait de prendre ses distances avec l’OMC et de renouer avec des sources chrétiennes toujours répudiées, pourrait prendre la tête d’une véritable alternative à une mondialisation purement libérale qui reposerait sur quelques principes simples : L’acceptation de droits de douanes limités et ciblés dans le cadre de tarifs extérieurs communs justifiés par la disparité des coûts sociaux et salariaux et le dumping qui en résulte (l’Europe qui protège). L’encouragement systématique à des modes de vie plus modestes par des incitations fiscales et un nouveau type d’allocations familiales (l’Europe des « limites »). Une forte volonté exprimée au sein du G20 afin de définir une éthique des firmes transnationales assortie, le cas échéant, de sanctions mais aussi définissant un plan Marshall pour les pays pauvres en contrepartie d’un contrôle des flux migratoires (l’Europe de la justice). Et enfin, une présence plus affirmée à l’Unesco afin d’y promouvoir les droits de chaque culture nationale à son maintien et à sa promotion.
Ces pistes naturellement ne sont pas exhaustives mais, au moment où l’Europe doute d’elle-même, elles pourraient lui redonner un nouveau souffle, nourrir un projet ambitieux et la faire renouer avec sa vocation authentique, celle de parler au monde au nom d’une liberté maîtrisée et d’une vision équilibrée de la personne humaine.