« Peut-être qu’en montrant les êtres qu’on ne voit jamais comme des stars dans les magazines sous prétexte qu’ils sont différents, malades, handicapés, bref, que leur enveloppe n’appartient pas à la bonne catégorie photographiable, on peut raconter la vraie beauté ».
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À la question de sa mère “C’est quoi, être normal ?”, Jim, onze ans, atteint d’une infirmité motrice cérébrale, répond du tac au trac : “C’est être beau et pas baver !”. Mais c’est quoi, être beau ? Pour en savoir plus, l’écrivain Frédérique Deghelt, sa mère, et la photographe Astrid di Crollalanza ont rencontré dix-huit personnes handicapées qui ont accepté de se confier et de poser. Avec poésie, humour et finesse, elles racontent, par l’écrit et la photographie, leur expérience bouleversante dans un magnifique ouvrage, Être beau, paru aux éditions Stock. Rencontre.
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« Celui qui a quelque chose en moins reçoit quelque chose en plus »
Qui connaît l’origine du mot “handicap”, de l’anglais “hand in cap” ? C’est “cette main dans le chapeau qui, en Angleterre au XVIe siècle, servait à désigner un jeu d’échange d’objets personnels dont le prix était fixé par un arbitre chargé d’équilibrer les chances de chacun, explique Frédérique Deghelt. Si bien qu’en revenant à ce sens premier, on pourrait se dire que celui qui a quelque chose en moins reçoit quelque chose en plus.”
Pourtant, “nous parlons de l’autre, handicapé, en terme de compassion, de pitié, remarque-t-elle.Il faut se rendre compte qu’ils ont quelque chose que nous n’avons pas, que vivre aux côtés de ceux qui sont différents est une grâce, une remise en place de notre humanité”.
C’est peut-être précisément ce qui fait peur. La faiblesse que nous leur attribuons ne nous rappelle-t-elle pas la fragilité de notre propre corps ? Surtout, “celui qui conquiert sa liberté en ayant moins que nous oppose à notre paresse, à notre lâcheté, la brillance d’une réussite qui brise le champ des possibles et met au jour la honte de ne pas essayer de se surpasser au quotidien quand on a tout reçu”, écrit Frédérique Deghelt.
La liberté de l’handicapé en tant qu’ « être incomparable »
Astrid di Crollalanza, photographe professionnelle, avait peur de ne pas être à la hauteur. Elle n’avait jamais photographié de personne handicapée. “Il y avait le risque d’être voyeuriste, le souci de faire des photos respectueuses, confie-t-elle. Et puis je me suis demandé pourquoi je me posais toutes ces questions alors que je ne me les posais pas quand mon modèle était une personne valide. Déjà, je mettais de la différence”. Finalement, “j’ai photographié les personnes comme j’aurais photographié n’importe qui, en photographiant l’accessoire du handicap, ou pas, comme cela venait.”
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“La seule différence est dans le plus”, souligne la photographe. Elle évoque avec admiration la liberté de ses modèles par rapport au regard qu’ils portent sur eux-mêmes, à l’image qu’ils souhaitent renvoyer d’eux. Le point d’orgue de cette liberté, Astrid di Crollalanza l’a vécu avec Laetitia, aveugle : “C’est moi qui décidai quelle image je renverrai d’elle. Elle ne pourrait jamais voir ces clichés, et pourtant elle m’a fait toute confiance”. La personne handicapée est obligée de cesser de se comparer. Elle est incomparable, extra-ordinaire.
« Nous prenons place face à face et là… C’est fini. […] Je ne vois plus ce qui m’a gênée il y a cinq minutes »
Atteint d’une maladie génétique grave qui a déformé son visage, Jérôme Hamon est le premier homme au monde à avoir subi deux greffes du visage. À Frédérique Deghelt, il raconte à quel point cette première greffe a “changé sa vie, lui permettant de sortir, de prendre le métro, de n’être plus cet être repoussant que tout le monde observait”.
Elle confie : “II y a ce décalage entre ce qu’il raconte et ce que je suis en train de vivre et ce que je vois autour de moi, car les gens le regardent tout de même, discrètement. Et ce devait être bien pire avant, impossible, inenvisageable, de l’ordre du monstrueux. (…) Nous arrivons dans le second restaurant, nous prenons place face à face et là… C’est fini. Je le vois lui, son humour, sa tendresse, sa façon de raconter, sa gentillesse, son intelligence fine… Je ne vois plus ce qui m’a gênée il y a cinq minutes”.
Alors, comment transformer notre regard sur la personne handicapée ? Frédérique Deghelt raconte : “Quand je suis allée lui rendre visite à l’hôpital après la deuxième greffe, j’étais un peu embêtée. Son visage n’avait rien à voir avec celui que j’avais connu. Cela a duré à nouveau cinq minutes, et puis j’ai retrouvé le Jérôme que je connaissais. Lui m’a fait me rendre compte que dès qu’on est en contact avec la personne et qu’on la connaît, il y a d’autres choses qui s’établissent. Il y a des liens de particules, des liens qui se tissent avec la voix, les yeux. Je le reconnaissais, sa gestuelle, son expression, sa façon de se tenir, de regarder, son rire. Quelqu’un habite à l’intérieur de cette enveloppe.”
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L’extraordinaire aventure vécue par Frédérique Deghelt et Astrid di Crollalanza est loin d’avoir porté tous ses fruits. Fin 2019 seront exposés au Musée de l’Homme trente clichés de la photographe, accompagnés d’un cycle de conférences. Faire entrer le handicap au Musée de l’Homme, “c’est un symbole”, s’accordent-elles à dire. Deux spectacles et un documentaire sont aussi en projet. L’ambition ? “C’est parce qu’à un moment des Blancs ont dit qu’on ne pouvait pas enchaîner les Noirs que l’esclavage a été aboli, explique Frédérique Deghelt. C’est toujours la partie opprimante qui fait changer les choses. Il faut que le regard des valides sur le handicap change pour que les choses avancent.”