« Je suis persuadée qu’à la fin de notre vie, Dieu nous accueille et nous serre dans ses bras. » Aleteia est allé à la rencontre d’Anne Hansen qui évoque dans son roman un très beau personnage capable de vivre de la foi et de la beauté malgré l’univers de violence auquel il est confronté.
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Dans un roman très percutant intitulé Massacre, Anne Hansen raconte le destin ordinaire de plusieurs salariés d’une entreprise d’aujourd’hui. C’est le récit de la chute d’un cadre, confronté à la violence du monde de l’entreprise et des rapports interpersonnels.
Pourtant, explique l’auteur, ce livre aurait pu être écrit au sujet de tout type de structure ou d’institution. En effet, ce sont d’abord les rivalités entre les personnes qui créent cette violence psychologique, et on peut la retrouver dans des structures publiques, parapubliques, associatives, voire dans des institutions religieuses, autant que dans les entreprises. Ce roman est donc moins une critique sociale qu’une volonté de mettre à nu la violence que créent les rivalités et la compétition, détériorant la vie en commun.
« Reconnaissante de ce cadeau qui la protégeait à jamais de l’envie »
Presque tous les personnages du roman semblent pris dans cet engrenage. Il y en a cependant un qui sort radicalement du lot : Louise Villiers, qui sera la seule capable d’écouter la détresse d’un homme qui chute. On découvre avec elle la joie de la beauté de la nature : « Louise Villiers poussa les volets et reçut l’éblouissement qu’elle attendait et qui la frappait néanmoins à chaque fois comme un choc amoureux. Elle vit l’immensité, le calme, ce qui lui semblait être une évidente concrétisation du poème qu’elle aimait qu’elle pensait inspiré d’une visite éclair au Paradis. (…) Là tout n’est qu’ordre et beauté. »
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On découvre ensuite sa foi, simple, naïve et belle : « Louise avait une foi puérile, une théologie de bazar. (…) C’était son bagage à elle, dans lequel elle puisait à ses plus profonds découragements, à ses plus grandes souffrances, contre tout entendement raisonnable. Il lui sourirait le moment venu. Il l’entourerait de ses bras comme un père et elle serait comblée ». La narratrice fait ensuite directement le lien entre ce goût pour la contemplation de la beauté, cette foi naïve, et son attitude au sein de son entreprise : « Elle était reconnaissante d’être ainsi privilégiée et songeait également que ce cadeau la protégerait à jamais de l’envie des réussites de cour ».
Aleteia : Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Anne Hansen : C’est quelque chose qui a mûri pendant des années. Lorsqu’il y a eu les attentats du 13 novembre, c’est comme si cela avait déclenché quelque chose en moi. J’ai eu envie de parler d’une violence, une violence qui peut être extrême et que l’on voit à l’œuvre, pas seulement dans les actes terroristes, mais également dans les rapports entre les personnes. Cette violence se conçoit très bien dans les rapports d’entreprise mais cela aurait pu être chose. Il se trouve que l’entreprise, pour y avoir travaillé des années, est le milieu que je connais le mieux et qu’il est propice à ce fonctionnement de cour avec les mêmes rôles types : des flatteurs, des ambitieux, des lâches et tout un fonctionnement très réglé.
Votre livre s’achève avec ces mots : « L’Entreprise, toujours, protégeait ses sujets ». Est-ce que l’entreprise est un lieu protégé ?
Je pense que c’est le contraire. C’est un lieu à part. L’entreprise crée un univers propre à elle, avec des codes, c’est ce qu’on appelle une culture d’entreprise : à partir du moment où l’on est dedans, où l’on y accepte les codes, on en reçoit effectivement du pouvoir, de l’argent, des récompenses. L’entreprise protège dans une certaine mesure à partir du moment où l’on accepte d’être sujet. Le paradoxe, c’est qu’on n’a jamais été si loin dans la destruction des personnes avec une très grande violence psychologique pour ceux qui ne sont pas au niveau, qui ne sont pas assez performants, et pourtant on n’a jamais autant parlé d’inclusion, de respect de l’individu, de développement durable. Toutes les communications de l’entreprise tournent désormais autour de ça : éthique, engagement, responsabilité. Ces mots contrastent fortement avec les mots des années 1990 où toute la communication tournait justement autour de la performance, de la passion, de l’audace pour être le meilleur. Le discours a changé, mais la situation s’est aggravée. Ce qui me semble inquiétant dans cette transformation, c’est que l’entreprise cherche à s’approprier la morale collective. Sur des sujets tels que la tolérance, le respect de l’autre, l’inclusion, les entreprises prétendent montrer le chemin à la société. Alors que pour moi, c’est le contraire qui doit avoir lieu. C’est le monde extérieur qui doit pousser l’entreprise à s’humaniser. Elle ne peut pas prétendre montrer la voie, surtout que ces valeurs brandies n’empêchent pas la violence en entreprise, bien au contraire. C’est l’arbre qui cache la forêt et qui autorise tous les abus.
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Quelle différence faites-vous avec le paternalisme ? Il semble en effet que, dès que l’entreprise a été créée, elle a eu cette volonté de moraliser les salariés et de répondre à des impératifs moraux.
Pour moi le paternalisme, c’est différent. Il y en a encore aujourd’hui. Le paternalisme vise à rassembler vers l’intérieur l’entreprise, dans une logique tribale ou familiale, pour souder les salariés. Il me semble qu’aujourd’hui la communication des entreprises vise à aller vers l’extérieur et non à rassembler à l’intérieur : on veut paraître gentil aux yeux de tout le monde. On subventionne des actions humanitaires pour que ce soit visible, vers l’extérieur, vers les gouvernants, vers les partenaires.
Vous voudriez que l’entreprise soit plus neutre sur le plan moral ?
Bien sûr que si une entreprise subventionne la construction d’une école, c’est très bien. Mais ce qui me semble effrayant, c’est que ce discours masque l’absence d’une vraie pensée humaniste qui rende l’entreprise plus vivable pour tout le monde. On n’a jamais autant senti un libéralisme qui brise les gens quand ils ne sont plus dans le coup, dans la haute performance. C’est la priorité : arriver à faire travailler ensemble les personnes sans les briser à cause d’une compétition à outrance.
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Dans cet univers, il y a pourtant dans votre roman un personnage, Louise Villiers, qui ne fonctionne pas comme les autres. Est-ce que la bonté est possible dans l’empire du mal ?
Avec ce personnage, effectivement, on fait l’expérience de la beauté et la foi. Cette dimension est très importante. Ce livre est pour moi un véritable acte de liberté. Je suis croyante, très fortement croyante et j’ai le sentiment d’avoir une foi qui m’a sauvée, même si l’expression peut paraître exagérée. Il s’agit aussi ici, en montrant à quel point la foi permet de tenir face à la violence, d’une sorte de coming out religieux. J’ai voulu montrer quelque chose d’important et sur lequel je ne m’exprime pas dans la vie. Pour moi, c’est vraiment cela qui permet de s’extraire : cette capacité à voir la beauté, à se ressourcer en Dieu et la possibilité d’être ému par la vie des autres. C’est cela qui permet de ne pas sombrer dans la violence et dans une certaine vulgarité de pensée et d’action. Dans un monde sans pitié, qui pousse à la compétition, c’est ce qui permet de survivre sans perdre son âme et d’éprouver de véritables joies qui ont une tout autre saveur. Et je suis persuadée qu’à la fin de notre vie, Dieu nous accueille et nous serre dans ses bras.