Une société où les corps intermédiaires sont faibles doit s’en remettre constamment à l’État, d’où les révoltes comme celle des Gilets jaunes. Mais les Gilets jaunes sont-ils prêts, pour que les impôts baissent, à accepter que les dépenses publiques diminuent ?
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Beaucoup d’analystes restent perplexes vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes : il est vrai que celui-ci est plus complexe qu’il n’y paraît. S’il reflète certaines vérités, en particulier sur le recul voire le « déclassement » des classes moyennes et de leur pouvoir d’achat, il n’est pas exempt d’ambiguïtés, surtout en matière de solutions à envisager.
Un mouvement soutenu par l’opinion
On souligne souvent le caractère inédit du mouvement, par son côté spontané, populaire, et son ras-le-bol fiscal. Historiquement, ce n’est pas vrai, même si chaque époque a ses spécificités. Sans remonter aux jacqueries, on peut penser sous la IVe République au poujadisme ; certes ce mouvement avait un leader clairement identifié, mais il exprimait déjà le refus d’une fiscalité excessive et, par son slogan électoral ultérieur (« Sortez les sortants »), il était l’ancêtre des mouvements « dégagistes » actuels.
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Indiscutablement, le mouvement actuel est populaire, à la fois parce qu’il concerne les classes moyennes et populaires et parce que l’opinion semble le soutenir. Les Français soutiennent le côté antifiscal, apprécient le caractère spontané et surtout le refus de la récupération par les mouvements politiques. Ils apprécient aussi l’apparition de têtes nouvelles dans le paysage médiatique. En sens inverse, l’opinion regrette quelques dérapages et incidents et a fortiori les événements dramatiques liés à certains blocages ; elle s’interroge sur les modalités, car bloquer durablement les routes pénalise les citoyens ordinaires qui doivent circuler, c’est-à-dire ceux qui pourraient le plus soutenir le mouvement. La liberté de circulation est un droit important. Les Gilets jaunes, si le mouvement continue, seraient plus populaires s’ils bloquaient par exemple les services des impôts ou employaient d’autres formes de manifestations que le blocage des routes.
La faiblesse des corps intermédiaires
Il est clair également que tout mouvement spontané, inorganisé, a ses limites : pas de leader, donc pas de négociateurs possibles, même s’ils apparaîtront peut-être avec le temps ; difficultés aussi pour déclarer les manifestations aux pouvoirs publics, comme c’est la règle, pour des raisons de sécurité. Mais cela manifeste quelque chose de plus profond, qui est la grande faiblesse en France des corps intermédiaires et de l’organisation de la société civile en général. Cela remonte à loin dans l’histoire : la loi Le Chapelier de 1791 et ensuite la volonté du code pénal napoléonien de limiter l’activité du tissu associatif ont entraîné au XIXe siècle la difficulté à résoudre la question sociale, faute, pour les ouvriers, de pouvoir s’organiser librement afin de se protéger.
Deux siècles plus tard, il en reste des traces, avec par exemple la très faible représentativité des syndicats, auxquels seule une minorité de Français adhère. On vit encore en partie sur cette idée révolutionnaire du citoyen seul face à l’État, avec une grande faiblesse de la société civile organisée, donc l’absence d’interlocuteurs ; cela entraîne, au-delà de l’individualisme, une place excessive de l’État qui occupe l’espace laissé vide par la faiblesse des corps intermédiaires. De ce point de vue, la doctrine sociale de l’Église a été prophétique : Jean Paul II rappelait encore en 1991 que “la dimension sociale de l’homme ne s’épuise pas dans l’État” mais devrait se réaliser justement dans la famille et dans tous les corps intermédiaires.
Des prélèvements obligatoires excessifs ?
Ce qui est vrai dans le mouvement actuel, c’est qu’il exprime un ras-le-bol fiscal, car la hausse des impôts réduit le pouvoir d’achat disponible. Certes, le point de départ est précis avec la hausse passée, actuelle et programmée des taxes sur l’essence, ajoutée aux mouvements du marché pétrolier, dont la tendance à long terme est à la hausse. Les gens ont le sentiment que l’argument écologique n’est qu’un prétexte et que les nouvelles taxes tombent dans le puits sans fond des dépenses publiques. Ce n’est pas faux, puisque la règle habituelle en matière fiscale est la non-affectation des recettes à des dépenses précises : l’impôt, quel qu’il soit, finance les dépenses, quelles qu’elles soient. Mais même si les taxes allaient à l’écologie, les gens ont le sentiment d’une écologie « punitive », sans effet réel sur ceux qui, à court terme, ont bien besoin de leur voiture. D’autres solutions existent, mais il faut pour cela du temps, via le changement des comportements, la création de moyens alternatifs. Pénaliser ceux qui ne peuvent pas, pour des raisons pratiques, se passer de leur voiture n’a guère de sens. Plus généralement, c’est un débat classique entre l’écologie politique (qui passe avant tout par des taxes) et l’écologie de marché, qui passe par des chemins plus contractuels (meilleure définition des droits de propriété, marché de droits à polluer, etc.).
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Mais si la question des taxes sur l’essence a été le déclencheur, le mouvement est plus large. Les Français savent plus ou moins que la France est l’un des champions des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), qui représentent plus de 45% du PIB, soit environ la moitié des revenus qui passent par l’État et les organismes publics. La moyenne de l’OCDE est à 34 % et l’Allemagne, pays le plus comparable au nôtre, est à 37 %. Les Français voient bien que cette pression fiscale est chez nous excessive, qu’elle pénalise croissance et emploi, et que nos principaux partenaires, avec moins de prélèvements, n’ont pas forcément des « services publics » de qualité inférieure. Donc, en ce sens, le sentiment des Gilets jaunes et des Français d’une fiscalité et para-fiscalité excessive est justifié.
Les impôts et les dépenses publiques
Mais c’est là que les ambigüités commencent, quand on voit les tentatives de récupération politique. Tout le monde veut moins d’impôts, mais tous les Gilets jaunes mesurent-ils ce que cela implique ? En effet, la France est considérablement endettée (98,7% du PIB), avec un endettement de 2.300 milliards, soit quelque 35.000 euros par Français à rembourser par les générations suivantes. Cette situation est profondément immorale : pourquoi faire payer nos dépenses par nos enfants ? Une partie des impôts (près de 45 milliards) ne sert qu’à payer les intérêts de la dette ; que se passerait-il si les taux d’intérêt remontaient ? Le déficit public est déjà excessif. Il sera en 2019 de 2,8% du PIB, ce qui, soi-dit en passant, est plus que le déficit italien, pourtant condamné par Bruxelles (il est vrai que l’Italie a une dette totale plus élevée que la nôtre). Il est donc impossible de baisser les impôts et prélèvements, si c’est pour accroître le déficit et la dette : ce serait une fuite en avant, qui serait lourdement sanctionnée par les marchés, puisque c’est à l’étranger que nous nous endettons.
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Cela signifie que la seule solution pour baisser les impôts est de baisser les dépenses publiques, qui, avec 56% du PIB, constituent un record en Europe. C’est là que les Gilets jaunes — et certains de ceux qui les soutiennent — doivent lever les ambigüités : sont-ils prêts, pour que les impôts baissent, à accepter que les dépenses publiques diminuent ? Les Allemands sont à 44%. Nous avons donc de la marge. Cela nécessite du temps et de l’imagination, ainsi que du courage politique. Dans beaucoup de pays, ce que nous appelons services publics sont organisés autrement, et sont souvent rendus par des entreprises privées. Or en France le sujet est tabou et le débat idéologique. Mais ce qui compte, c’est en définitive le service du public et si, dans de nombreux cas, privatisation et concurrence rendent à l’étranger de meilleurs services à moindre coût, pourquoi pas chez nous ? Cela doit être une question de pragmatisme et de bon sens, pas d’idéologie. Donc la question fondamentale est la suivante : le mouvement des Gilets jaunes est-il prêt à accepter un recul des dépenses publiques, afin de payer moins d’impôts ? Est-il prêt à dénoncer l’ambiguïté du soutien de ceux qui prétendent vouloir moins d’impôts, mais réclament toujours plus de dépenses publiques ?
Quant aux aménagements sociaux des hausses, pour en protéger une partie de la population, ce ne sont que des illusions ; c’est une politique de gribouille pour, d’un côté, augmenter les taxes et, de l’autre, aider socialement ceux qui doivent les payer : c’est absurde, d’autant plus que si l’aide est générale, la hausse des taxes ne sert à rien, et si elle est sélective, elle créée des inégalités, des injustices, les choix ayant toujours une part d’arbitraire.