Il y a dans l’indiscrétion un désir de maîtriser par soi-même ce qui est donné par la Providence. Cette sorte de viol de l’avenir fait de l’indiscret une petite main du désordre de l’univers.
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Lorsque nous étions enfant, il nous a souvent été répété — tout au moins lorsque des principes moraux étaient encore enseignés dans les familles et même à l’école — que la curiosité était un vilain défaut. L’insistance avec laquelle cela nous était inculqué signifiait d’ailleurs que les adultes avaient sans doute bien du mal à s’en débarrasser, sinon, il n’y aurait pas prêté une telle attention. Quoi qu’il en soit, nous étions avertis, ce qui n’est déjà pas si mal. La moitié du chemin était parcourue. À nous désormais d’être vigilants et de ne pas tomber dans ce travers qui risque de cacher ou d’occasionner bien d’autres vices.
Une sorte de viol de l’avenir
Hélas, de la curiosité légitime à l’indiscrétion, il n’y a qu’un pas, comme nous le savions tous depuis la triste expérience de notre mère commune Ève, et nous ne restions pas indemnes longtemps, tombant à notre tour dans ce travers. Il faut dire que nos aïeux dans la foi ne furent pas toujours des modèles de vertu dans ce domaine. À commencer par Sarah, la femme d’Abraham, écoutant indiscrètement, à l’entrée de la tente, la conversation de son mari avec les trois envoyés de Dieu : lorsqu’elle entend qu’elle aura un enfant, elle se met à rire sous cape, elle qui est stérile et « hors d’âge » ! Elle prend peur lorsque Dieu révèle à Abraham que sa femme a ri et a mis en doute cette promesse. Elle prend peur à cause de son indiscrétion, sachant qu’elle avait entendu ce qu’elle n’aurait pas dû entendre à ce moment-là.
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L’indiscrétion conduit toujours à précipiter une connaissance qui aurait mérité de demeurer dans l’ombre ou de n’être annoncée que plus tard, lorsque tous les éléments auraient été réunis pour que la personne comprenne ce qu’elle venait de découvrir. Il y a dans l’indiscrétion une sorte de viol de l’avenir et un désir de maîtriser par soi-même ce qui n’est normalement donné que par la divine Providence si elle le juge utile et nécessaire.
Ce qui ne nous appartient pas
Lors du transport de l’Arche sainte vers Jérusalem, du temps du roi David, le Second Livre de Samuel (VI.7) nous révèle qu’Oza, fils d’Abinadab, chargé avec son frère de conduire le char contenant ce trésor, fut frappé à mort par Dieu lorsqu’il étendit la main pour saisir le précieux chargement qui allait s’écrouler à cause d’un faux pas des bœufs. Le langage biblique parle ici de son indiscrétion. Être indiscret est saisir à pleines mains ce qui ne nous appartient pas, ce qui est à un autre, ce qui est sacré parce que donné par Dieu à qui Il veut mais pas à nous. S’il est légitime d’être curieux pour apprendre, pour engranger des connaissances, pour développer notre intelligence, il ne l’est point d’être indiscret, c’est-à-dire de violer l’intimité d’un être, de s’arroger un quelconque droit sur la façon dont il est dans le secret de son âme.
Une eau répandue
Jules Renard, dans son excellent Journal, livre ces deux très justes réflexions : « En sortant leur vérité du puits, les indiscrets répandent l’eau partout. » Et encore : « Quand on commet une indiscrétion, l’on se croit quitte en recommandant à la personne d’être plus discrète qu’on ne l’a été soi-même. » Nous nous complaisons à patauger dans cette eau répandue. Combien de conversations de table ne tournent-elles pas uniquement autour d’indiscrétions qui se veulent des révélations sensationnelles et qui ne sont que les résidus de la médiocre activité de notre esprit toujours en quête de ce qui ne le concerne pas ? Nous vivons à une époque où la plupart des dites nouvelles relayées par les moyens de communication ne sont en fait que des tas d’indiscrétions dont l’origine est douteuse. Tout cela est soigneusement alimenté par les rumeurs dispensées à travers les réseaux dits sociaux. Ainsi les personnes ne se rendent-elles plus compte qu’elles vivent constamment dans un environnement fait d’indiscrétion. Chacun étale en public ce qui devrait demeurer sous le boisseau.
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Et puis, il y a les spécialistes, les professionnels — y compris dans le clergé qui se devrait d’être gardien de la discrétion — de la curiosité malsaine, ceux qui considèrent que tous les moyens sont bons pour atteindre leur fin, généralement peu avouable, ceux qui sont des fouineurs nés, qui ne respectent ni les consciences, ni les vies privées. Ce sont les pires, car leur indiscrétion n’est plus simplement au niveau du commérage de pas de porte mais elle est érigée en art de vivre. Ce sont des monstres à l’affût, sans vergogne. Ils prennent soin, comme le signale Jules Renard, de recommander à d’autres la discrétion dont ils ne font pas usage, ceci pour mieux aiguiser la sinistre curiosité de tous les êtres humains pour ce qui ne dépend pas d’eux. Les Saintes Écritures nous invitent à ne point nous lier avec un homme qui ne sait pas garder un secret. Le propre de Notre Seigneur est de tout garder dans son cœur, comme d’ailleurs la Sainte Vierge. Le Christ connaît tout dans la perfection et rien de l’homme ne lui échappe mais Il ne disperse pas à tout vent ce qu’Il sait.
Petite main du désordre
Les indiscrets sont souvent des envieux qui cherchent à percer le secret des autres pour s’approprier ce qu’ils ont et ce qu’ils sont. Pourquoi sinon tant s’intéresser au jardin du voisin si on cultive patiemment et amoureusement son propre jardin ? Marc-Aurèle, l’empereur stoïcien, livrait dans ses Pensées : « Dès l’aurore, dis-toi d’avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. » Certes, les rencontres journalières ne sont pas simplement faites de ces mauvaises surprises, mais ces désagréments sont souvent notre quotidien, auquel nous préférerions échapper, à condition de ne pas tomber soi-même dans le travers de l’indiscrétion sous le prétexte de se défendre des malotrus et des méchants.
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Savoir se taire, savoir taire ce que l’on sait est un art de vivre trop peu cultivé aujourd’hui. C’est inévitable à une époque où règne le désordre dans les esprits et les cœurs. Au lieu de laisser chaque chose à sa juste place, nous nous érigeons en juges pour décider que tout doit être pêle-mêle. L’indiscret est une petite main du désordre de l’univers car il déplace un cube en faisant tomber les autres cubes. Dieu, dans sa sagesse, a préparé une place pour toute chose et Il a prévu que tout ne devait pas être connu par tous. Inutile alors d’être indiscret pour dépasser par la droite l’ordre qu’Il a ainsi institué.
L’indiscrétion est un bien vilain défaut qui nous entraîne dans d’autres vices, encore plus graves. Nous avons beau rire jaune comme Sarah lorsque nous sommes surpris sur le fait. Il n’empêche que notre mauvaise habitude retarde d’autant le règne d’une vraie charité.