Dans le cadre d’un colloque au sanctuaire de Pellevoisin (Indre) intitulé “Bernanos : la jeunesse, espérance et sainteté” qui se tient à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la mort de l’écrivain, Henri Quantin expose l’esprit d’enfance chez l’auteur de “Mouchette ” : la fidélité à l’enfant qu’on a été consiste à ne pas faire taire cet appel de l’”esprit d’héroïsme”, à résister par-dessus tout au désespoir.Fouiller le portefeuille d’un mort n’est pas toujours crapuleux et peut être instructif. Que trouve-t-on dans celui de Bernanos ? De l’argent ? Il n’en eut pas beaucoup et chercha toute sa vie, du Paraguay à la Tunisie, un royaume où la finance n’étoufferait pas sa famille. Une carte de parti politique ? Impensable ! Lui qui voulait faire “ronfler [s]a fronde aux naseaux morveux du bœuf gras de la droite”, refusait du même élan que la gauche lui tape sur le ventre “comme si nous avions violé ensemble les bonnes sœurs de Barcelone, ou fait ensemble nos petits besoins dans les ciboires”. Le portefeuille rassurera-t-il au moins le démocrate-chrétien en livrant une carte d’électeur ? Nouveau chou blanc : ce royaliste du Royaume de Dieu estimait que le vote républicain pourrait être remplacé sans dommage par un tirage à la courte-paille. Le plus instructif sera-t-il donc ce qui manque ? Les espaces vides suggèrent de fait la lucidité de Bernanos vis-à-vis de toutes les idoles de son temps et du nôtre : l’argent, les idéologies, la démocratie totalitaire.
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Pourtant, le contenu de ce portefeuille révèle aussi ce que l’auteur des Grands cimetières sous la lune voulut garder jusqu’au bout contre son cœur : une lettre de Simone Weil, écrite dix ans plus tôt, en 1938, pendant la Guerre d’Espagne : “Je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont — que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon — ces camarades que, pourtant, j’aimais.”
Beau compliment fait à un ancien camelot du Roi par une “vierge rouge” d’origine juive qu’un rapport de police qualifia de “moscoutaire militante” ! Étendons l’éloge et voyons en Bernanos un résistant à tous les bains, affreusement glacés ou langoureusement tièdes, où il fût plongé. Son génie est d’avoir mené tous les combats de son siècle sans jamais sombrer ni dans la haine du guerrier assoiffé de sang, ni dans l’embourgeoisement de l’ancien combattant. C’est un homme qui fait face, parce qu’il n’oublie jamais de contempler la sainte Face, un prophète qui lutte dans les mêlées du monde qui passe, mais toujours en témoin de ce qui demeure. “Prisonnier de la sainte agonie”, c’est un esprit libre au milieu des partisans de tout poil, qui tentèrent en vain de l’enrôler sous leurs bannières, mais qui ne purent se l’annexer qu’après sa mort.
L’homme qui a résisté
Bernanos, l’homme qui a résisté. Résister, plutôt que “faire de la résistance”, formule qui sent un peu son “papy”. Il y a des résistants de la dernière heure. Bernanos, lui, résiste avant, pendant et après la guerre. Il n’a pas la naïveté de croire qu’il suffit de dénoncer le mal d’un camp pour être un homme de Bien. En 1937, il résiste à l’aveuglement clérical qui donnait raison sans examen aux évêques espagnols bénissant la supposée croisade franquiste, comme d’autres ont soutenu — soutiennent encore ? — des prêtres pédophiles. En 1945, il résiste de même à une paix trompeuse livrant le monde aux machines. Alors que d’autres fêtent encore le progrès qui libère, il pressent la naissance d’un nouvel asservissement, désormais fondé sur l’informatique et l’information. Dans le monde qui vient, note-t-il génialement, on sera au courant de tout et on ne comprendra rien. Au milieu de l’euphorie collective, il est un des seuls à oser la question : la Libération, pour quoi faire ?
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Le chrétien Bernanos sait en outre que le Mal n’attaque pas que la civilisation, mais qu’il ronge tout homme comme un cancer sournois. La leçon unique de ce soldat du Christ est de se battre avec la même passion sur deux champs de batailles surnaturels : les conflits guerriers et politiques du siècle, les luttes intérieures où les assauts du Malin ne sont pas moindres. D’où cette clé de lecture qu’il donne en passant au père Bruckberger : « Mouchette, c’est la guerre d’Espagne. »
Fidélité à l’enfance
Comment comprendre ce rapprochement entre un conflit mondial et un personnage romanesque, une jeune fille éprise d’absolu qui se suicide ? Il s’agit tout simplement des deux faces d’une même trahison, dont la victime est toujours l’enfant : trahison de l’enfance de l’Europe que fut une chrétienté chevaleresque, lorsque la guerre n’était pas encore une arme de destruction massive anonyme ; trahison de l’enfance de tout homme, cet âge du refus du compromis avant les petits arrangements d’adultes avec la vérité. « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste fidèle à l’enfant que je fus. » Pour la France comme pour un homme, tout est dans la fidélité aux promesses initiales.
Comprenons bien : on est à des années-lumière de l’infantilisme bêtifiant d’un Prévert. L’enfance d’un homme n’est pas une fuite dans le merveilleux gentillet, elle est le moment de l’émergence d’une possible vie intérieure :
“Il est rare qu’un enfant n’ait pas eu, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire — une espèce de vie intérieure, au sens chrétien du mot. Un jour ou l’autre, l’élan de sa jeune vie a été plus fort, l’esprit d’héroïsme a remué au fond de son cœur innocent. Pas beaucoup, peut-être, juste assez cependant pour que le petit être ait vaguement entrevu, parfois obscurément accepté, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l’existence humaine. Il a su quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de tout alliage, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales.”
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La fidélité à l’enfant qu’on a été consiste à ne pas faire taire cet appel de l’« esprit d’héroïsme », à ne pas rebrousser chemin devant ce « risque immense du salut ». Rien à voir avec un jeunisme démagogique. L’enfance n’est pas le passé régressif de l’homme ; elle est l’appel de la sainteté jusqu’à l’agonie. Malheureux l’homme qui croit que son enfance est derrière lui. Malheureux ceux qui ont bâillonné l’enfant qui criait en eux :
« Combien d’hommes n’auront jamais l’idée de l’héroïsme surnaturel, sans quoi il n’est pas de vie intérieure ! Et c’est justement sur cette vie-là qu’ils seront jugés. […] Alors dépouillés par la mort de tous ces membres artificiels que la société fournit aux gens de leur espèce, ils se retrouveront tels qu’ils sont, qu’ils étaient à leur insu — d’affreux monstres non développés, des moignons d’hommes. »
Résister par-dessus tout au désespoir
L’héroïsme d’un homme est de ne pas humilier l’enfant qu’il fut. Pour cela, il lui faut résister à bien des hommes mûrs, y compris et surtout à celui qu’il est devenu.
Résister, par-dessus tout, à la tentation du désespoir, ce “démon de l’à quoi bon ?” que Bernanos entendait jusqu’à l’angoisse, comme écrivain et comme chrétien, comme l’entendent aussi tous les personnages de ses romans, de Mouchette au curé de campagne. Car l’espérance n’est pas un optimisme, mais un désespoir surmonté. Pour celui qui a une vie intérieure, l’existence n’est rien d’autre que ce combat pied à pied avec l’angoisse, qui commence dès les premières années d’une vie : « Une fois sortie de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit on retrouve une autre aurore. »
Bref, l’enfant est à la fois la promesse d’éternité de l’homme et son meilleur rempart contre lui-même. Rempart, et non garde-fou, car il faut « beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple héroïque ». Le monde n’a pas besoin d’hommes sages qui conservent, ces moignons conservateurs, mais d’enfants fous qui résistent.
Colloque « Bernanos : la jeunesse, espérance et sainteté », Sanctuaire de Pellevoisin, 17 novembre 2018, 20h 45. Réservation et renseignements.