Professeur de philosophie en classes préparatoires, Charles-Éric de Saint Germain nous explique pourquoi la philosophie a encore un avenir. À l’heure de la technicisation de la pensée, la philosophie, en tant que sagesse, est seule à poser la question du sens de la vie et lui apporter des réponses.Aleteia : À l’heure de Facebook et des réseaux sociaux, les jeunes étudiants lisent-ils encore des livres de philosophie ?
Charles-Éric de Saint-Germain : De moins en moins. Nous assistons aujourd’hui à une véritable « révolution culturelle » dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences, révolution comparable probablement à celle initiée par l’imprimerie au XVe siècle. L’effacement du livre représente un véritable danger : celui d’un appauvrissement considérable de la pensée, car si les échanges et les dialogues sur les réseaux sociaux ouvrent l’esprit à la discussion et à la confrontation des différents points de vue, ils ne permettent pas, en revanche, de construire une pensée.
Quels conseils leur donnez-vous ?
La pensée a besoin, pour se former, d’un certain « retrait » vis-à-vis du monde, ce recul réflexif étant la condition pour pouvoir le penser. Or dans les débats et discussions que l’on peut mener sur Facebook (je me laisse parfois aussi prendre au jeu !), on privilégie la vitesse de la réponse et l’instantané de la riposte sur le temps et le délai que suppose la réflexion, par peur que son post ne soit déjà devenu obsolète une fois mis en ligne. Cela ne facilite guère le travail de la pensée, ce que l’on pourrait appeler la « patience du concept » (je reprends ici le titre d’un ouvrage de Gérald Lebrun consacré à la philosophie d’Hegel) et qui suppose le détour par des médiations qui peuvent être parfois longues et laborieuses, mais qui sont nécessaires à l’approfondissement d’une pensée.
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Lire les philosophes peut certes sembler un véritable défi pour les jeunes d’aujourd’hui, où l’effort intellectuel n’est guère encouragé et où l’on préfère, par paresse et facilité, se contenter de résumés succincts, mais quel régal aussi de voir des jeunes s’arracher quelques instants à leurs portables pour découvrir, dans le silence du recueillement, la méditation (je dirai presque la rumination) d’une leçon de philosophie ! Ceux qui parviennent encore à faire cet effort, qui les élève, peuvent alors prétendre acquérir une authentique « culture » (qu’il faut se garder de confondre avec une vaine érudition), dans le sens noble que Cicéron donnait à ce terme, en tant que la « culture » (cultura animi en latin) est ce qui ensemence l’âme, et lui permet de s’éveiller et de nourrir le désir de vérité dont elle est porteuse.
La pensée est-elle en danger aujourd’hui du fait de l’emprise du numérique ?
Ce que je crains surtout, c’est que nous assistions aujourd’hui à une véritable « technicisation de la pensée », car la pensée se soumet aux injonctions du numérique et à la communication que celle-ci requiert. C’est un peu le triomphe de ce que Heidegger appelait la pensée « calculante », cette pensée purement opératoire, caractérisée par sa vitesse et sa rapidité d’exécution, et qui se mesure finalement plus à son efficacité et à ses effets performatifs qu’à son souci d’être enracinée dans la vérité de l’être — en tant que l’être est la source même du sens.
Telle serait en revanche une pensée authentiquement « méditante » (ce qu’a toujours été la pensée métaphysique), pensée qui elle recherche moins l’efficacité et le rendement que le souci de conserver intacte cette capacité à s’étonner dont Platon disait déjà, dans le Théétète, qu’il constitue le point de départ de la philosophie. Bref, il faudrait veiller à ce que la pensée ne soit pas assujettie à des impératifs techniques et opératoires, ce qui est hélas souvent le cas dans l’enseignement, où l’on estime que le professeur doit désormais adapter son enseignement aux nouvelles technologies alors que la technologie était initialement censée être un instrument destiné à faciliter la transmission de son savoir.
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Les « fantasmes » autour d’une intelligence artificielle qui finirait par supplanter l’intelligence humaine participent d’une même logique : c’est parce qu’on a d’abord réduit la pensée humaine, sous l’emprise de la technique, au seul « calcul » que l’on s’imagine que l’intelligence artificielle pourra un jour supplanter l’intelligence humaine. Mais si la machine parviendra toujours à calculer beaucoup plus rapidement que l’homme, elle ne pourra jamais faire que des tâches purement mécaniques : la création et l’intuition sont le propre de l’intelligence et de la pensée proprement humaine, ce qu’il nous faut constamment rappeler.
Vous êtes donc optimiste pour l’avenir de la philosophie… Pensez-vous qu’elle peut encore servir à quelque chose aujourd’hui ?
Ce qui fait paradoxalement la force de la philosophie, c’est qu’une chose qui « sert » à quelque chose d’autre n’a pas sa fin en elle-même, et n’a donc pas de justification intrinsèque, ni de dignité propre. Ce n’est qu’un outil ou un moyen, alors que le « service de la pensée suffit à la pensée », disait encore Heidegger. Disons que la philosophie, en tant que sagesse, a en elle-même sa propre fin, elle ne poursuit pas un but extérieur, mais elle pose (et elle seule !) la question du sens de la vie et du sens de la vie bonne, questions à laquelle elle peut seule apporter des réponses (même si les réponses qu’elle apporte sont parfois multiples et contradictoires, selon la perspective adoptée).
Cette sagesse philosophique n’est certes pas encore la sagesse spirituelle du judéo-christianisme, et c’est pourquoi j’ai tenu à multiplier, dans les Leçons que je publie, les “ouvertures théologiques”, afin de montrer que la raison, quand elle ne se clôt pas sur elle-même, peut naturellement conduire à la foi.
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Alors même si la philosophie ne semble plus d’actualité à beaucoup de personnes peu cultivées, du fait que ses exigences sont devenues totalement contraires à celles de la société de consommation et au monde technique dans lequel nous vivons, le « vide spirituel » dans lequel cette société et ce monde nous laissent génère simultanément un « besoin de philosophie » qui n’est fort heureusement pas prêt de disparaître.
Leçons particulières de philosophie, par Charles-Éric de Saint-Germain, Ellipses, 2018.
Ancien élève de l’ENS, agrégé et docteur en philosophie, Charles-Éric de Saint-Germain enseigne en classes préparatoires, il est auteur de “La Défaite de la raison” (Salvator, 2015) et “Écrits philosophico-théologiques sur le christianisme” (Excelsis, 2016). Il vient de faire paraître “Leçons particulières de philosophie” (Ellipses, 2018), la suite des “Cours particuliers de Philosophie” (vol. 1 « Culture et Politique » et vol. 2, « La Morale, le sujet, la connaissance »).