À l’occasion de la sortie du livre de Sophie Roubertie, “Apprendre à voir – La vie dans l’art”, Sophie Roubertie évoque l’éducation à l’émerveillement et à la vie affective.Le 24 février dernier, le Pape invitait les membres de la “Diaconie de la beauté” à “faire connaître la gratuité de la beauté”, à “encourager un style de vie prophétique et contemplatif, capable d’aider à apprécier profondément les choses sans être obsédé par la consommation” et “à servir la création et la préservation “d’oasis de beauté” dans nos villes trop souvent bétonnées et sans âme”. Prendre le temps de regarder une œuvre d’art, n’est-ce pas un bon début pour revenir au beau ? Sophie Roubertie, rédactrice culture dans le magazine adressé aux enfants Actuailes et formatrice pour le parcours sur “l’éducation affective par l’art” proposé par Ichtus, utilise les œuvres d’art pour amener les jeunes à découvrir les secrets de la beauté et ses bienfaits. C’est aussi un moyen de s’arrêter pour prendre le temps de voir et de s’émerveiller. Son livre répertorie quarante œuvres choisies et les décrit par des textes courts parfois poétiques. Une base solide pour une bibliothèque destinée à parcourir le temps, à partager entre petits-enfants et grands-parents, à l’école ou en solitaire, dans un dialogue avec l’artiste.
Aleteia : Que contient votre livre Apprendre à voir, comment sont présentées les œuvres d’art et à qui s’adresse-t-il ?
Sophie Roubertie : J’ai repris les chroniques écrites depuis cinq ans dans Actuailes et a germé l’idée d’en regrouper un certain nombre dans un livre car cela correspondait à une demande. Certains lecteurs les imprimant mais la qualité de l’image n’est pas la même. Le magazine s’adresse aux 10-15 ans, mais les parents lisent aussi les articles, pour savoir ce qui est dit à leurs enfants mais aussi pour avoir des discussions familiales autour des sujets abordés. Certains enseignants les utilisent en classe notamment. Le fait de regrouper un certain nombre de chroniques en un livre permet d’avoir un véritable outil dans les familles ou dans les classes. La majeure partie des œuvres d’art abordées sont des grands classiques, même si elles sont généralement liées à l’actualité d’une exposition, et constituent donc une bonne base. Certaines sont moins connues, comme La Boxe, de Maurice Denis. Le livre se présente avec des doubles pages, avec l’œuvre, sa carte d’identité et une analyse de l’œuvre dans le souci d’apprendre à voir. Le regard peut toujours s’ouvrir. Je ne suis pas dans une démarche d’histoire de l’art, mais dans une démarche d’observation et d’émerveillement. Par ailleurs, le livre peut être lu par un enfant, mais aussi par un adulte qui le lit à un plus petit.
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Prendre le temps de regarder et d’apprécier un tableau, une sculpture, une tapisserie, qu’est-ce que cela change ?
Prendre le temps apprend à observer. Je pense que cela permet aux enfants vivant dans une société où l’image passe très rapidement comme le clip, ou le manga, où il y a une exagération des sentiments (et une pauvreté de l’image), d’apprécier et d’observer. L’émerveillement s’éduque, mais ce n’est pas toujours une priorité. Utilisées en classe, les œuvres viennent le plus souvent appuyer un cours, mais les enfants ont rarement le temps d’admirer le travail du peintre ou d’en apprécier un détail et son génie pictural, quand la chair paraît vivante par exemple. Apprendre à voir permet aussi de former le jugement, par l’observation objective de l’œuvre, en montrant ce qui est. Apprendre à nommer est également important.
À quel point un enfant familiarisé avec l’art peut-il changer son regard sur lui-même et sur le monde ?
Cet autre regard va lui apprendre à vivre dans un monde relativiste où tout se vaut. À travers l’art, on voit bien que tout ne se vaut pas. Dans ma sélection je ne prends que des œuvres exceptionnelles, parce que je préfère confronter l’enfant à la beauté plutôt que de lui montrer n’importe quoi, sous prétexte qu’on peut voir du beau en tout. S’émerveiller, cela veut dire choisir aussi, mais cela se forme. L’idée est aussi de distinguer l’impression personnelle qu’a une œuvre sur nous, parce que cela fait écho à notre propre histoire et à ce qu’on est, et sa qualité propre. Cela est différent de l’observation de l’œuvre, en amont, qui aide l’enfant à réfléchir sur elle et à former son jugement.
Vous menez également des parcours de formation à l’éducation affective par l’art. À l’heure où les enfants peuvent être confrontés à des visions déformées de l’amour, est-ce facile d’éduquer à sa beauté et comment vous y prenez vous ?
Effectivement, j’ai monté les parcours de formation à l’éducation affective par l’art en m’appuyant sur la méthode de Jean Ousset. Ce sont des formations d’une journée données aux adultes. Il y a un parcours pour les primaires, puis deux pour les collégiens, celui pour les filles étant séparé de celui pour les garçons. Cela fait huit ans qu’il est maintenant en place, on s’adapte régulièrement et cela fonctionne. Je pense à une école où j’ai formé vingt-cinq enseignants, parents, infirmières et catéchistes et depuis quatre ans, 200 jeunes de 4e suivent trois séances d’éducation affective par l’art et ensuite ils ont un cycle d’éducation affective et sexuelle. Ou encore à un cas, à l’époque de la Manif pour tous, où une jeune fille était très en colère et disait “de toute façon je sais où vous voulez m’emmener”, par peur d’être moralisée, et en fait elle en a été complètement retournée grâce à la démarche de beauté. Nous organisons des formations régulièrement mais pouvons aussi le faire sur demande, car nous n’hésitons pas à nous déplacer, voire à les donner par Skype comme cela a été fait avec Tahiti.
Ce n’est pas une éducation sexuelle à proprement parler mais véritablement une éducation affective, qui se situe en amont. Le but est de montrer à l’enfant la beauté de l’amour, car il vaut mieux que le premier contact avec l’amour soit beau, qu’il en soit émerveillé plutôt que de penser que c’est sale. Car très souvent, malheureusement, quand on dit le mot “amour” pour un certain nombre d’enfants cela évoque quelque chose de sale, parce qu’ils ont été confrontés à des images laides ou des gestes déplacés. Nous préparons le terrain pour pouvoir ensuite parler de l’amour, en commençant par l’affectif plutôt que le biologique.
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Mais au-delà de cet amour-là, tous les enfants ne connaissent pas forcément la tendresse ni l’affection, qui en sont aussi une composante essentielle et permettent d’avoir ensuite un rapport plus adéquat à l’amour. Avant la sexualité, il y a toutes ces étapes, qui sont en ce moment particulièrement salies ou mal vues d’ailleurs.
Tout à fait, justement c’est pour cela que dans les parcours proposés on ne montre pas que des couples. On commence par l’amour au sein de la famille, l’amour des parents pour leurs enfants, entre générations, l’amour social aussi, le plaisir d’être ensemble. Les relations humaines ne sont pas réductibles à la sexualité et il convient d’évoquer le lien conjugal comme une forme d’amour particulière. Il y a d’autres relations, avec d’autres êtres humains, qui ne vont pas être sexuelles mais sexuées, bien évidemment, puisque l’on agit en tant qu’homme ou en tant que femme, ce qui fait notre spécificité. Donc, nous sommes vraiment dans la préparation des cœurs en montrant de belles images.
En quoi l’art est-il un médiateur de qualité pour initier les jeunes au langage du corps ? Arrivent-ils à s’associer aux images des oeuvres d’art ?
Montrer du beau signifie qu’un bel amour est possible, dans le sens large. On ne peut pas guérir les blessures mais on peut les aider à se projeter. On est quand même dans un monde de l’image et le fait de montrer les situations est aussi important, voire plus important, que le discours qu’on va avoir. Quand on montre des images de tendresse ou qu’on leur fait découvrir des sentiments qu’ils ne connaissent pas, c’est plus fort qu’un discours sur la responsabilité de ses actes par exemple. Un fruit inattendu est que cela enrichit leur vocabulaire, car pour décrire de belles images les enfants cherchent de beaux mots. Ils découvrent la délicatesse ou la courtoisie. Pour les plus connus, j’utilise Les premiers pas de Van Gogh, Le prêteur et sa femme de Quentin Metsys, car l’homme et la femme sont l’un à côté de l’autre, au même niveau, signifiant leur égalité en dignité, Le portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon de Domenico Ghirlandaio, qui est très touchant par sa délicatesse. Pour l’amour sentimental, j’ai choisi le tableau de Manet Chez le père Lathuille qui permet de parler du temps à respecter chez l’autre, La rencontre d’Anne et Joachim de Giotto, puis je mets en regard La fiancée juive de Rembrandt et L’entremetteuse de Vermeer, où le même geste sur la poitrine a un sens opposé.
Apprendre à voir – La vie dans l’art, de Sophie Roubertie, éditions Pierre Téqui (octobre 2018), 19,90 euros.