Il y a 40 ans, Jean Paul II était élu pape. Aleteia a rencontré son biographe, Bernard Lecomte, auteur d’un récent ouvrage « Le monde selon Jean Paul II » pour lui demander si le message du pape polonais pouvait de nouveau aider l’Europe d’aujourd’hui en proie à des divisions de plus en plus marquantes. Entretien.“Je lance vers toi, vieille Europe, ce cri plein d’amour : retrouve-toi toi-même, sois toi-même, découvre tes origines, ravive tes racines, revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et ta présence sur les autres continents bienfaisante”. Cet appel lancé par Jean Paul II en 1982 à Saint-Jacques de Compostelle ne semble avoir pris aucune ride aujourd’hui. Et pourtant, il fut prononcé avant la chute du mur de Berlin et l’adhésion à l’Union européenne de plusieurs pays de l’Europe occidentale et centrale. Ce projet européen, le pape polonais en fut un artisan tout au long des 27 années de son pontificat.
Aleteia : Dans son discours de Compostelle en 1982, Jean Paul lance un appel à la “vieille Europe”. Mais sa vision du continent, de son passé et de son avenir commun, n’était-elle pas utopiste voire un peu romantique ?
Bernard Lecomte : Il faut bien avoir en tête que lorsqu’il a été élu, Jean Paul II était le premier pape non italien depuis cinq siècles ! Pour tous ses prédécesseurs, l’Europe allait de soi. Quand on est romain, à tous les moments de son histoire, on est au coeur de l’Europe. On n’a donc pas la même vision de notre continent que celle d’un homme qui vient d’Europe Centrale, en particulier d’un pays pour qui l’attachement ou la perte de cet attachement à l’Europe a été un enjeu si souvent vital et tragique. Lui voyait l’Europe comme un ensemble de nations, unies par la même culture. Il fallait probablement quelqu’un venu des pays de l’Est pour promouvoir cette vision et en avoir une conscience extrêmement forte. Jean Paul II a vécu l’essentiel de son sacerdoce dans un pays profondément européen mais otage de la puissance soviétique qui le dominait. Notre culture commune avait pour lui beaucoup plus de valeur que pour nous, les Italiens, les Français ou les Allemands. Ce pape né au cœur de l’Europe mais privé d’Europe pendant 45 ans a voulu nous rappeler que, sur notre continent, nous partageons une culture très riche, fédératrice et porteuse d’avenir. Ce que beaucoup de pays de notre côté du rideau de fer avaient oublié.
Quelles ont été les réactions à cette époque ?
La surprise, aussi bien dans l’Église que dans la classe politique européenne. Parce que cette vision n’était plus d’actualité. Pourtant, l’idée d’Europe comme communauté de nations avait été portée par un autre pape, Pie XII. Ce dernier avait vigoureusement soutenu dès les premiers pas de la construction européenne. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, celle-ci s’imposait. Elle était motivée par l’exigence de réconciliation de peuples qui s’étaient fait la guerre pendant des décennies. Ensuite, Jean XXIII et surtout Paul VI ont envisagé l’Europe dans un cadre nouveau. Nous étions alors face à une autre perspective historique – à dimension universelle. Lors du Traité de Rome de 1957, les dirigeants de l’époque se préoccupaient moins de l’Europe dont la construction semblait sur les rails que de la recherche de la paix dans le monde. Ils voulaient imposer la détente entre les deux super puissances qui se menaçaient avec l’arme atomique. Nous venions d’entrer dans une autre époque, celle de la mondialisation. Jean Paul II a accompagné cette mondialisation : il a visité 104 pays. Il a fait 128 voyages. On l’a toujours comparé à un pasteur qui part tout le temps en pèlerinage. On a dit qu’il avait fait trois fois la distance de la terre à la lune. Et c’est justement ce Pape globe-trotter et universel à la fois qui va insister plus que tous les autres sur les valeurs de l’Europe : religieuses, spirituelles et culturelles.
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En lisant votre livre, on est surpris par le nombre de discours volontaristes que le Pape a prononcé sur l’Europe. A-t-il vraiment changé le cours de l’histoire ?
Incontestablement. C’est justement parce que ce pape était profondément européen et qu’il avait une vision à la fois historique, spirituelle et culturelle de l’Europe, qu’il s’est battu depuis le premier jour pour que l’Europe se réunifie. Pour qu’elle surmonte la division idéologique entre l’Est et l’Ouest. Pour qu’elle réussisse à abattre le mur de Berlin qui la divisait alors. Tous les dirigeants et les commentateurs politiques s’étaient résignés à cette division qu’ils croyaient inéluctable. Trois ans avant l’élection de Karol Wojtyla, les accords d’Helsinki de 1975 avaient même figé dans le marbre cette terrible division. La détente ne pouvait avoir lieu que dans ce cadre. L’extraordinaire pèlerinage pastoral de Jean Paul II à travers son pays natal, en juin 1979 – c’est la première brèche opérée dans le rideau de fer. De nombreux historiens le reconnaissent. Jamais un pape italien, français ou brésilien n’aurait pu entreprendre pareil périple. Seul un pape venu de l’Est pouvait oser affirmer, au mépris de toutes les censures, que le pouvoir communiste était une «parenthèse» dans la vie de ces pays, et que la coupure de l’Europe en deux était un «accident» de l’histoire ! Sa formule balayait toutes les idées de l’époque, elle était d’une puissance formidable.
Lors de son homélie historique à Varsovie, le 2 juin 1979, Jean Paul II a souligné qu’on ne pouvait pas comprendre la Pologne sans le Christ. Cette formule, tout aussi inattendue, s’appliquait-elle aussi à l’Europe ?
Pas seulement la Pologne… Pour Jean Paul II, on ne pouvait pas comprendre l’Europe sans le Christ. En véritable pape politique, il expliquait que l’Europe n’est pas seulement chrétienne. Il rappelait ses origines grecques, romaines, normandes ou celtes… Il rappelait que son histoire n’était pas homogène : elle était la convergence de plusieurs civilisations. Pour lui, l’Europe était profondément chrétienne, mais pas exclusivement chrétienne.
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Le pape allemand, Benoît XVI, partageait la même vision de l’Europe que ce pape polonais…
Et ce n’est pas un hasard. Les deux hommes étaient convaincus qu’on ne peut pas comprendre l’Europe sans faire référence aux grands ordres monastiques, aux cathédrales, aux théologiens, aux universités du Moyen-Âge ! N’oublions pas que Karol Wojtyla a étudié à l’université Jagellone de Cracovie, l’une des toutes premières universités européennes. Pour l’un comme pour l’autre, on ne pouvait expliquer la richesse extraordinaire de la culture européenne sans la relier à son histoire chrétienne.
Un de vos ouvrages sur Jean Paul II, porte le titre “La vérité emportera toujours sur le mensonge”. De quelle vérité s’agit-il ?
La vérité est un thème philosophique constamment rebattu et discuté. Justement ces deux papes, Jean Paul II et Benoît XVI, ont consacré beaucoup de temps et de travail à son sujet. Mais en l’abordant différemment. Chez le pape polonais, sa formation philosophique met l’homme au centre de toutes ses réflexions. Et l’homme n’est pas la vérité : il est à la recherche de la vérité. Jean Paul II part de l’homme pour aller à la vérité. Chez Benoît XVI, qui est de formation théologique, la vérité “est” avant tout. La vérité s’impose et elle doit s’imposer aux hommes. Au cœur de l’enseignement de Benoît XVI, il y a la vérité. Au coeur de l’enseignement de Jean Paul II, il y a l’homme à la recherche de la vérité.
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Jean Paul II croyait que l’Europe pouvait retrouver son harmonie en revenant à la culture et au culte. Lors de son discours à l’Unesco, en 1980, il a dit cette phrase : “Je suis fils d’une nation qui a survécu grâce à sa culture !”. Vous insistez sur l’importance historique de ce discours…
Il marque un tournant non seulement dans l’histoire de la papauté, mais aussi dans l’histoire des idées contemporaines. Prétendre que la culture peut sauver un pays, c’était un discours que personne ne tenait à cette époque ! Il faut voir que lorsqu’il parle de la culture polonaise, Jean Paul II parle de la nation polonaise. Pour lui la culture et la nation sont très proches.
De quoi la culture peut-elle sauver ?
Des nationalismes, des idéologies, des occupations militaires. De tout ce qui est politique, de tout ce qui est guerrier, de tout ce qui est économique. Car la culture est au-dessus.
Pensez-vous que cela répond aux problèmes de l’Europe d’aujourd’hui ?
Oui, absolument. Toute la question est de savoir si la culture européenne sera plus forte que les querelles économiques, politiques, idéologiques voire identitaires. La culture va-t-elle permettre de les surmonter ? C’est elle qui a permis à la Pologne de surmonter un siècle et demi de drames et d’occupations. Cette question posée par Jean Paul II à l’Unesco est pour moi la question que doit se poser l’Europe aujourd’hui.
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Jean Paul II a toujours plaidé pour le respect des nations. Le droit des nations est-il aussi important que les droits de l’homme ?
Il avait cette idée que l’ONU aurait dû créer une charte des nations au même titre qu’elle avait proclamé la déclaration des droits de l’homme. Jean Paul II n’a pas été suivi sur ce projet. Qu’avait-il en tête ? Il avait la vision de l’homme en communauté. Il affirmait que l’homme n’est jamais seul. Dans un monde de plus en plus individualiste, cette vérité dérangeait. Pour lui, il fallait considérer l’homme dans sa famille, dans son village, dans sa communauté, dans sa nation. Il considérait la nation comme une sorte de super-famille qui partage une culture, une histoire et une langue. Et ce Pape polonais savait de quoi il parlait !
Ce qui ne l’a pas empêché de mettre en garde contre les nationalismes…
Justement. Ce pape savait ce qu’est une nation. Il l’avait vécu dans sa chair. N’oublions pas qu’il a connu dans sa jeunesse les pires atrocités : la guerre, l’antisémitisme et le communisme. Il savait les dangers des temps modernes. Pour lui, la chute du communisme était une des étapes du pèlerinage des peuples vers la liberté. Il l’a dit en janvier 1990, quelques semaines après la chute du mur de Berlin. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il fallait éviter que les libertés nouvelles ne provoquent des nationalismes exacerbés. C’était clair pour lui comme pour beaucoup d’autres : le patriotisme, c’est l’amour des siens, quand le nationalisme est la haine des autres. Cette phrase n’est pas de lui mais il aurait pu la faire sienne.
De tout son héritage spirituel, quel est l’enseignement de Jean Paul II qui pourrait aider notre Europe fragilisée ?
On ne peut évidemment résumer en trois mots une pensée aussi riche. Jean Paul II est resté chef de l’Eglise catholique pendant vingt-sept ans. Il a écrit six milles textes, tous aussi riches que divers. Pourtant, si je devais garder un appel, une phrase ou une formule, ce serait celle-ci : “N’ayez pas peur”. Elle est encore parfaitement actuelle. Ces quelques mots, qu’il prononce immédiatement après son élection en octobre 1978, résument tout ce que Jean Paul II a voulu apporter. Il s’adressait bien-sûr aux peuples opprimés de cette partie d’Europe dont il venait lui-même. À ceux qui, derrière le rideau de fer, vivaient un régime de terreur. Il s’adressait aussi à tous les catholiques. Il les encourageait à ne pas avoir peur de l’avenir et des difficultés qui menaçaient l’Eglise dans un monde de moins en moins chrétien. Il s’adressait enfin aux hommes de son temps. Je pense que le message de Jean Paul II n’a rien perdu de son actualité : N’ayez pas peur ! Ni de l’avenir, ni de l’Europe ! Nous sommes dans un monde qui tourne de plus en plus vite, qui semble de plus en plus hostile. Je pense que Jean Paul II nous dirait aujourd’hui que nous allons surmonter notre peur, et que l’Europe surmontera sa crise actuelle. Elle le peut. Elle a toutes les ressources spirituelles, culturelles et humaines pour cela. C’est tout ce que le pontificat héroïque de Jean Paul II a prouvé !
Au cours de son pontificat, Jean Paul II est venu sept fois en France. Pourquoi a-t-il tant aimé la France ?
Je crois qu’il idéalisait notre pays. Il est venu d’abord juste après la guerre, ensuite au moment du Concile et enfin plusieurs fois en tant que pape. Au début, la France était pour lui le pays des cathédrales, des grands théologiens et des saints. Sa devise venait de saint Louis-Marie Grignion de Montfort… Néanmoins, il est tombé de haut lorsqu’il est revenu en France en tant que souverain pontife en 1980. Il s’est alors rendu compte que cette France qui lui était si chère avait perdu son ressort chrétien. Rappelez-vous cette phrase qu’il a prononcé au Bourget : « France, Fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » Quel formidable appel ! Je pense qu’il était profondément déçu par la France. Mais comme homme de foi, Karol Woltyla ne s’est jamais contenté d’une déception. Pour lui une déception consistait à repartir, à retrouver de la force. En effet, on peut dire qu’il a redonné de la force aux catholiques français. Et il a célébré ce nouveau ressort en 1986 à Taizé, à Paray-le Monial, à Lyon et à Ars – la ville du curé d’Ars où il a reçu tous les prêtres français… Notamment des jeunes prêtres qui avaient, eux aussi, surmonté cette période de doute du catholicisme français avant l’arrivée de Jean Paul II.
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Vous avez suivi toutes ses visites en France. Qu’est qui vous a marqué le plus ?
Je retiens une séquence tout à fait extraordinaire : les JMJ de Paris en 1997. Il faut se rappeler que personne n’y croyait ! Y compris les évêques de France ! Personne ne croyait au succès de ce rassemblement de jeunes. Ce n’est pas parce que les Français sont plus pessimistes que les autres. C’est parce que nous avons vécu en France une déchristianisation. Au fond, nous avons eu le sentiment que l’Eglise catholique avait perdu le contact avec la jeunesse du monde. Et c’est en 1997 à Paris, au milieu du mois d’août, que des centaines de milliers de jeunes ont débarqué à Paris… Le premier jour, ils étaient déjà quatre cent milles. À la messe de clôture, il y avait plus d’un million de jeunes qui surgissaient de je ne sais d’où, à la rencontre de ce pape polonais. Rappelez-vous cette extraordinaire veillée de prière au Bois de Boulogne la veille du départ de Jean Paul lI. Tout le monde était stupéfait. Nous avons compris ce soir-là que Jean Paul II était un semeur. Pour séduire, pour rétablir le contact avec la jeunesse du monde, il fallait être un semeur. Pour moi, c’est sans doute cette vision et ce moment-là qui est mon souvenir le plus fort de son pontificat.
“Le monde selon Jean Paul II” de Bernard Lecomte, Editions Tallandier, septembre 2018