Le chemin à accomplir pour sortir de la crise des mœurs du clergé est d’abord spirituel, mais quelques modifications pourraient être envisagées en vue de faciliter le délicat exercice du gouvernement et de la justice ecclésiales : celle du traitement des affaires et celle d’une prévention. Les propositions du Fr. Pini, ancien professeur de droit à l’université d’Aix-Marseille, canoniste. Il ne doit pas y avoir de méprise : la vie de l’Église n’est présentement pas faite d’injustice ! Mais les cas où la satisfaction de la justice, de la part des pasteurs notamment, n’a pas été honorée sont vécus d’une manière particulièrement douloureuse. L’émoi assez largement partagé souligne la nécessité d’y veiller, peut-être de manière plus stricte et aussi dans des contextes souvent complexes : elle est indispensable à la communion vraie et, si elle est impensable sans la vérité et illégitime sans la miséricorde, la miséricorde est imparfaite et même fausse sans la vérité. Aucune demande de pardon ne pourra être reçue ni même valablement formulée, compte-tenu de la gravité des fautes commises par action, inaction ou omission, si un sincère et effectif travail d’amendement n’est pas rapidement, durablement et courageusement entrepris.
Considérant que les rapports humains s’accordent primordialement à l’ordre inscrit dans la nature des choses selon le plan divin, et qu’ils s’équilibrent en rendant à chacun ce qui lui est dû, cette demande de pardon concerne d’abord les victimes d’abus de toutes sortes, à qui la pensée va légitimement en premier.
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La justice ecclésiale
Mais la justice concerne aussi toute l’Église, le peuple de Dieu ayant “droit à l’Église” en quelque sorte, et notamment à des pasteurs remplissant leur office et accomplissant leur ministère selon l’institution divine et en accord avec la loi qu’elle a reçue et avec les règles qu’elle s’est données. Le chemin à accomplir pour sortir de la crise est d’abord spirituel, avec des moyens spirituels. Mais quelques modifications pourraient être envisagées en vue de faciliter le délicat exercice du gouvernement et de la justice ecclésiales dans les lourdes circonstances présentes. Nul n’est besoin de les multiplier, et c’est, au contraire, une clarification, même si elle semble schématique et rude, qui paraît s’imposer avant tout, suivant deux lignes d’action : celle du traitement des affaires, y compris anciennes, par la justice ecclésiastique, et celle d’une prévention.
Il est injuste et inexact de maintenir qu’il n’y a aucune action ni aucun effort, et le mouvement est déjà engagé. Par ailleurs, et par-delà les pressions externes et internes de toutes sortes, la justice ecclésiale doit demeurer attachée à sa spécificité qui fait son honneur, celle de rechercher un règlement équilibré selon le droit, dans le respect des personnes et sans jamais perdre de vue le primat de la miséricorde. Mais, pour diverses raisons parmi lesquelles une compréhension erronée de ce qu’est la miséricorde, en même temps qu’un certain “corporatisme”, elle n’a pas systématiquement ni significativement fonctionné dans un trop grand nombre de cas.
Le régime du soupçon et la transparence absolue
Dans les circonstances présentes, et ces exigences étant conservées, c’est l’effectivité de la justice vis-à-vis des victimes potentielles ou avérées comme vis-à-vis des clercs ou religieux mis en cause ou reconnus coupables qui doit être recherchée.
Au milieu du vacarme médiatique, des pressions et de l’émotion, deux écueils se dessinent encore sur une route qui n’en manque guère : celui d’une généralisation, aux conséquences incontrôlables, d’un régime de soupçon, et celui d’une transparence “absolue”, en réalité toujours illusoire et contre-productive à partir du moment où les “affaires” sont révélées et où l’enquête et le jugement commencent.
Quelques mesures possibles
En suivant la voie étroite du possible et en empruntant le seul passage praticable de l’humilité et de la contrition, quelques mesures pourraient être inscrites dans le droit universel, soit à titre nouveau, soit en généralisant certaines pratiques :
– l’extension à l’échelle de toute l’Église des mesures prudentielles déjà mises en place par plusieurs évêques, par exemple le cardinal Barbarin dans son diocèse (retrait de ministère et éloignement des prêtres et religieux dès lors que les faits sont patents ou qu’ils ressortent comme tels lors de l’enquête préalable) ;
– l’obligation de l’ouverture d’une procédure, commençant par une enquête préalable, sitôt un signalement opéré ou une demande formulée, dont la victime alléguée soit régulièrement informée ; la compétence, y compris épiscopale, étant transférée d’office à l’échelon du Métropolitain, et au-delà si besoin, à l’expiration d’un délai à déterminer ;
– le caractère collégial de l’organe d’enquête, par exemple de trois membres, dont un clerc extérieur au diocèse ou à la congrégation et d’un ancien avocat ou magistrat, et l’obligation de remettre un rapport écrit ;
– la consignation systématique, secrète, de toutes les étapes, de la première information à la fin de l’enquête, en précisant notamment l’identité de tous ceux informés et la date à laquelle ils l’ont été ;
– hors le cas où le mis en cause reconnaît les faits et leur gravité, le “dépaysement” des dossiers et de leur jugement passé l’enquête préalable, en les confiant à des juridictions ad hoc (comprenant, dans la logique de l’ouverture déjà esquissée par de récentes réformes, au moins un non-clerc) constituées à l’échelon des provinces ecclésiastiques (une affaire ne pouvant être jugée dans la région à laquelle appartient l’accusé), et relevant en appel d’une juridiction pontificale formée à partir de membres des Congrégations pour la doctrine de la foi, du clergé, des évêques, des instituts de vie consacrée, mais comprenant également des prêtres et évêques pris hors de la Curie romaine (et au sein de laquelle une section, en première instance, exercerait la compétence prévue pour les cas définis par la réforme de 2016 concernant les évêques “défaillants”). Pour les faits graves en matière sexuelle et ceux, connexes, de carence hiérarchique, il s’agirait donc de donner l’exclusivité à la voie judiciaire sur la voie administrative, compte-tenu à la fois de la complexité de nombre de cas et de la gravité des conséquences.
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Une juridiction spéciale
Ce dernier changement accompagnerait une autre modification, d’importance : la fin du dispositif actuel, renforcé en 2001 et 2010 puis plus récemment, concernant les délits graves “contre la morale” relevant de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et visant spécialement les atteintes aux mineurs et à certains majeurs, qui cible la pédophilie mais revient aussi à disperser entre cette Congrégation et celle pour le clergé (pour les autres victimes) un problème somme toute unique, où la dimension pédophile est incontestablement aggravante, mais qui est bien celui des mœurs du clergé. Il s’agirait de confier l’ensemble des délits graves contre les mœurs de la part de clercs et de consacrés, qu’ils touchent ou non des mineurs (la gravité étant à considérer comme avérée de par la qualité même de mineur ou de majeur en situation de faiblesse de la victime, et avérée, pour les autres victimes, selon les circonstances et, en toute hypothèse, pour des faits répétés ou des situations persistantes), et les délits connexes (les délits graves contre le sacrement de pénitence liés à des fautes contre la chasteté), à ces juridictions spéciales, en réorganisant en conséquence la “carte” actuelle des compétences.
La satisfaction de la justice exigerait sans doute aussi, lorsque le délai de prescription est expiré (et qu’il n’est pas levé, en opportunité), d’examiner les affaires plus anciennes dont les auteurs présumés seraient toujours vivants, et d’envisager d’en rendre publiques les conclusions ainsi que la suite, ou non selon que l’intéressé en serait convenu, qui leur est donnée.
Prévention et sanction au regard du célibat
Par ailleurs, et comme indiqué, l’exigence de justice appelle, d’une part la prévention, d’autre part la réalité des conséquences à tirer de certaines situations hors cas strictement pénal. Au passage, l’argument du célibat anachronique, indu, imprudent et incohérent des prêtres dans l’Église latine doit être remis à sa place : avant de le désigner comme la cause des dérives sexuelles du clergé et la muraille à abattre, il est plus logique et juste de se demander si celui qui aspire librement et volontairement à un état exigeant le célibat perpétuel et la continence en est capable, autant qu’il s’en peut juger au moment où les décisions pertinentes sont prises, et quelles conséquences doivent être raisonnablement tirées de manquements répétés et graves.
À des procédures d’admission à la vie religieuse ou à la préparation au sacerdoce et d’examen lors des étapes décisives, plus collectives lorsqu’elles ne le sont pas, motivées et consignées et laissant moins le bénéfice du doute, dans le respect des orientations données et répétées du Magistère, devraient s’ajouter d’autres ajustements.
Le renvoi ipso facto
Premièrement, l’extension à tout le clergé des règles de renvoi ipso facto et de renvoi obligatoire actuellement applicables aux religieux (cf. canons 694 § 1er 2° et 695 § 1er du Code de droit canonique de 1983), et non uniquement de renvoi de l’office (cf. canon 194 § 1er 3°) ou de suspense (cf. canon 1395 § 1er) ou de “juste peine” (cf. 1395 § 2).
Plus globalement, un élargissement des cas d’obligation ou d’automaticité du renvoi paraît opportune, non seulement au cas de mariage civil des prêtres ou religieux, mais à toute union qui lui serait équivalente selon la législation civile et notamment celle que cette dernière qualifie, contrairement au droit canonique, de mariage, aux manquements répétés à la chasteté et aux obligations du célibat sacerdotal et des vœux religieux (ce sont les canons 1395 § 2 et 696 § 1er qui sont ici concernés).
Deuxièmement, alors que doit être maintenue la discipline, souvent douloureuse, concernant les divorcés remariés, la possibilité élargie, selon le cas et au jugement du dicastère accordant la dispense des obligations de l’état clérical ou prononçant le renvoi, d’interdiction pour des clercs dispensés de leur obligation de célibat et quittant leur état, de se marier religieusement, même si les situations sont théologiquement différentes, mais en cohérence avec la nature et la discipline du mariage impliquant la capacité raisonnable de tenir l’engagement pris.
L’impossible statu quo
L’Église ne semble plus pouvoir échapper à l’urgence d’entreprendre de régler le problème en s’ajustant à ses dimensions, et c’est à elle-même qu’elle doit, sans se renier, de réformer ici ce qui doit l’être et le pourrait. Le scandale a changé de lieu : ce ne sont plus (seulement) les cas terribles en eux-mêmes, ni le fait que, malgré tous les efforts envisageables, il s’en perpétrera sans doute, mais dans ce qui apparaît, même injustement, comme un statu quo assimilé à la dénégation, au mépris voire à l’approbation.
L’effroi devant l’ampleur de la tâche d’assainissement et l’incertitude des temps à venir peuvent s’admettre, sans perdre de vue que ce ne sont pas les réformes, mais leur absence qui alimenteraient surtout cette dernière. Quant à l’argument du départ, que l’on pourrait prévoir important en nombre, de clercs sources de scandale, rendant plus difficilement gérable encore la situation des Églises dans plusieurs régions du monde, l’on songera, en méditant aussi l’épisode de la troupe de Gédéon (cf. Jg 7, 1-8), que le besoin prioritaire du monde en la matière est d’abord celui de prêtres saints, jusque dans leurs humbles et rudes combats et leur relèvement après leurs immanquables chutes (la vie chrétienne se distingue précisément non par l’absence de fautes, mais par ce que l’on fait de ces dernières), sans cesse mieux conformés au Souverain Prêtre éternel Jésus Christ, le Saint de Dieu, pour la sainteté de Son Peuple.