Alors que la révolution numérique et l’émergence de nouveaux outils technologiques bouleversent nos sociétés, les chrétiens doivent s’en saisir pour apporter leur contribution à la transformation du monde et mettre la doctrine sociale de l’Église à l’heure du numérique.
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Après les révolutions industrielles, c’est au tour de la révolution numérique de transformer en profondeur nos sociétés, que ce soit le monde du travail, notre rapport aux autres ou encore notre conception de la vie et du bonheur. Deux attitudes sont possibles face à ce bouleversement : le repli sur soi-même ou l’implication pleine et entière dans ces transformations. Âgé de 39 ans, Thomas Jauffret a fait son choix. Diplômé de Dauphine, il a évolué plusieurs années dans des structures de conseil et d’investissement avant de fonder sa propre société en 2010. Pour lui, la doctrine sociale de l’Église, loin d’être dépassée, contient tous les ingrédients pour accompagner cette révolution et répondre aux défis qu’elle pose. Il l’explique dans un ouvrage publié cette semaine : Dieu, l’entreprise, Google et moi.
Aleteia : Quelle est la particularité de cette révolution numérique ?
Thomas Jauffret : La révolution que nous vivons actuellement est plus rapide, plus brutale et nous donne des capacités nouvelles qu’on n’avait jamais pu imaginer jusque-là. Je ne parle pas ici des questions de liberté ou de sécurité etc. Non, la vraie révolution, c’est l’intelligence artificielle (IA), la génétique. Avec elle, nous avons désormais – ou nous aurons dans les prochaines années – la capacité à transformer l’homme biologiquement, neurologiquement, dans sa liberté, dans ses relations… Cette capacité à transformer l’homme intrinsèquement, à toucher l’être humain, est inédite. Elle nous oblige à nous interroger sur ce qu’est l’Homme. Et si on pose cette question alors qui est Dieu ? Il est d’ailleurs intéressant de souligner que la majorité des dirigeants de la Silicon Valley ont énormément de questions existentielles, beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs suivi des études de philosophie.
Est-ce là le moteur, la finalité de la révolution numérique, pouvoir transformer l’Homme ?
Le XXIe siècle pose déjà et continuera de poser de plus en plus fortement la question cruciale de la nature de l’Homme. L’Homme est bien le sujet central de l’ère du design thinking et du numérique. Ne serait-ce que par l’accent mis sur l’utilisateur. Or l’Église est « experte en humanité ». Si notre époque cherche à parler aux hommes, écouter Dieu qui les a créés à son image, peut l’y aider. Icône de cette révolution numérique, Elon Musk, le cofondateur de Tesla Motors, a d’ores et déjà fait part de ses craintes face au développement incontrôlé de l’IA. Il est réputé pour sa capacité à débattre avec d’autres dirigeants sur ce thème prospectif. Mais que lui répondre, en tant que chrétien, quand il affirme qu’avant 2040 la machine réalisera tout ce que fait l’homme ? Tout simplement qu’on ne parle pas du même « homme » ; qu’on ne peut pas évoquer ici l’homme et la femme sculptés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il y a chez certains technologistes ce qui ressemble à une volonté de devenir des dieux en puissance. Des dieux sans Dieu. À l’inverse, être à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est bel et bien accueillir sa bonté. L’expression « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse se faire Dieu », attribué à saint Irénée, doit être comprise comme un appel à la sainteté et à l’accueil de la grâce, et comme une volonté de « ressemblance » humble à Dieu, dans sa bonté et son amour. Pas comme un hold-up de l’homme sur l’arbre et la toute-puissance de Dieu.
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Comment être acteur de cette transformation numérique tout en étant chrétien ?
À l’ère de la rapidité, où les entreprises agiles détiennent un pouvoir considérable, où les technologies nous promettent de réaliser tout à la fois Bienvenue à Gattaca, Inception, Mr. Robot et Black Mirror, le désir profond de l’homme est quant à lui immuable : regarder vers le ciel, comprendre la création, rencontrer Dieu et participer à l’avènement du Royaume. Ce désir, que certaines figures de la Silicon Valley appellent make a difference (changer les choses) ou contribute (prendre part), est en réalité celui, très spirituel, d’accomplir sa mission. Il n’y a donc aucune incompatibilité entre les deux, bien au contraire ! Mais il est vrai qu’aujourd’hui l’Église ne l’accompagne pas vraiment. Pourtant, quand on relit la Doctrine sociale de l’Église, elle en a les clefs : quand on regarde le bien commun ou la destination universelle des biens, c’est à la base même des révolutions numériques avec l’open source, par exemple. La Doctrine sociale de l’Église n’a pas cent ou cent cinquante ans ; elle en a mille. Dans le monde des affaires, on trouve une expression très usitée : time to market. Il ne suffit pas que le produit soit bon, il faut également que le consommateur soit prêt, que le tempo soit adéquat. Alors que l’Église a compris très tôt les enjeux de l’économie et du travail, peut-être n’était-elle pas time to market, trop en avance sur le cœur l’homme qu’elle appelle à sanctifier… Aujourd’hui, tandis qu’une génération émerge avec de nouvelles espérances, le time to market est excellent. Les chrétiens doivent donc s’en saisir et (re)découvrir ce formidable outil qui est à leur disposition.
Quelle est la liberté des chrétiens face aux sujets sociétaux qui s’imposent désormais en entreprise ?
Lors d’une rencontre dans la Silicon Valley entre des « entrepreneurs chrétiens de la tech et du digital » et un représentant de l’archidiocèse de San Francisco, un prêtre a expliqué qu’il existe deux attitudes, contradictoires à première vue, mais finalement complémentaires si l’on développe la vertu d’audace : accueillir le martyre, donc ne pas craindre d’être en vérité ; et être présents au monde, c’est-à-dire en mesure, y compris en termes de responsabilités décisionnelles, de participer à sa création. Les questions qu’on peut se poser sont nombreuses : le monitoring continue de nos données médicale voile-t-il un refus de toute fragilité ? Répondre à un désir fait-il nécessairement du bien ? La réalité virtuelle nous empêchera-t-elle de vivre la réalité physique ? Face à de nouvelles problématiques, les chrétiens ont des réponses nouvelles à apporter, fondées sur des principes pérennes que les générations précédentes ont commentés afin de mieux les comprendre et de les mettre en application. Dans Gaudium et Spes, Paul VI a écrit : « Plus que toute autre, notre époque a besoin d’une telle sagesse, pour humaniser ses propres découvertes quelles qu’elles soient. L’avenir du monde serait en péril si elle ne savait pas se donner des sages ».
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Les nouveaux concepts, les nouvelles structures qui découlent de cette transformation numérique nous rapprochent-ils de Dieu ?
Outre la question de la transformation de l’homme évoquée plus haut, la révolution numérique a d’énormes bienfaits. Depuis l’avènement des nouvelles technologies, nous avons vu fleurir des méthodes de management originales, fondées sur l’initiative personnelle. Le talent humain devenant la clef de la réussite de la révolution immatérielle et numérique, il a fallu, pour toutes ces start-up, repenser le rapport au travail, la motivation, l’affectio societatis et la culture d’entreprise. Prenons l’exemple du 20 percent time. Chez Google, 20% du temps de travail de chaque ingénieur est consacré à un projet personnel, qui doit être en open source s’il est indépendant de l’entreprise. Voyez comment subsidiarité et destination universelle des biens se rejoignent encore, même chez Google. D’autres entreprise ont mis en place des journées « silence » c’est-à-dire sans téléphone, sans réunion, sans perturbation, afin d’offrir de la tranquillité aux salariés pour qu’ils puissent accomplir leur travail. Il est clair que ces nouveaux modes de management ne sont pas forcément altruistes et se fondent aussi sur un calcul de rentabilité et d’efficacité. Mais ne nions pas non plus la croyance généreuse de l’homme qu’elle sous-tend. Il est passionnant de constater que l’entreprise est aujourd’hui capable de comprendre que sa rentabilité passe par l’initiative et la créativité et ainsi qu’elle doit, volontairement ou indirectement, répondre à la vocation de l’homme d’exprimer son talent. La révolution numérique a permis aussi de développer les coopérations et les rencontres : c’est le cas par exemple de l’économie collaborative dont le crowdfunding fait partie. Il offre à chacun la possibilité de participer au financement d’un projet qu’il apprécie. C’est le mouvement également Do It Yourself (DIY) qui, partant de l’idée que n’importe qui peut innover, créer, bricoler et expérimenter avec d’autres, organisent des Fablabs et des forums en ligne pour que des milliers de personnes puissent créer etc.
Vous n’êtes donc pas inquiet ?
Non, mais j’ai néanmoins deux craintes. La première est que cette révolution se trouve dans les mains de personnes ou d’entreprises privées. Je pense que le fait que des personnes privées aient un pouvoir immense est un vrai danger. Il faut que les politiques se réapproprient leur métier ou qu’il y ait un vrai contrôle populaire. Ma deuxième crainte est que l’Église s’éloigne, qu’elle en sorte. Mais le monde a besoin de cette sagesse ! Elle est aujourd’hui inaudible et vit un moment difficile mais elle ne doit pas quitter le navire et à nous, ses membres, de s’impliquer.