L’humanisme moderne conduit le monde à se réaliser dans la domination absolu des droits de l’individu et la consommation généralisée. Dès lors, faut-il que le christianisme se range docilement sous sa bannière en lui servant de béquille spirituelle ?L’idée selon laquelle le christianisme serait un humanisme est aujourd’hui une idée à peu près universellement reçue. Dans l’Occident contemporain, en effet, pour être du côté du « bien », il faut se dire « humaniste » et on croit dès lors justifier le christianisme, le sauver, en faisant de celui-ci un humanisme parmi d’autres. La question n’est toutefois pas si simple.
De la privatisation de l’humanisme…
L’humanisme se définit comme une idéologie globale qui fait de la détermination rationnelle des choses tout à la fois la forme absolue de la vérité des choses et le souverain bien. Cette idéologie est devenue, depuis les Lumières, le cadre mental obligé des Occidentaux, tant le processus de plus en plus poussé de détermination rationnelle des choses, usuellement dénommé « progrès », constitue, pour nous, le seul mode légitime de compréhension du monde.
Ce socle, qui fait de l’homme le déterminant exclusif et majestueux du monde, à la place du législateur divin qu’il a détrôné, a d’ailleurs évolué avec le temps. Si, autrefois, l’homme imposait, au nom de l’humanité, ses exigences, parfois terribles, aux individus concrets, depuis la seconde moitié du XXe siècle le projet humaniste s’est privatisé : la notion générale d’homme subsiste comme garant ultime et abstrait de notre système, mais le principe actif de celui-ci est désormais le sujet singulier, qui est supposé se réaliser dans la consommation généralisée, chacun pour soi, du monde et des choses. Cette consommation par des sujets singuliers qui estiment avoir tous les droits sur le monde et sur eux-mêmes, tant que leurs droits ne heurtent pas ceux des autres sujets à consommer identiquement le monde, peut paraître éloignée de l’humanisme des Lumières. Elle n’est pourtant que la conséquence logique, et finale, du projet humaniste d’appropriation rationnelle du monde.
…au formatage marchand de nos désirs
Le système de consommation généralisée du monde qui gouverne nos sociétés a des conséquences dont nous mesurons chaque jour davantage le poids oppressant : gaspillage sans fin, égoïsme de sujets enfermés dans la solitude de leurs appétits de consommation jamais assouvis, oubli des valeurs de don, d’attention aux autres et d’interrogation désintéressée du monde… Au total, ce système aboutit à l’obsession généralisée du pouvoir, travestie sous l’apparence de l’épanouissement de soi et de la liberté de choisir. L’efflorescence rhétorique et permanente de nouvelles libertés et de nouveaux droits voile le formatage marchand de tous nos désirs, en nous proposant toutes les choses, mais à la condition que nous ne voyions dans celles-ci que des marchandises.
Un antagonisme radical
Faut-il, dès lors, que le christianisme se range docilement sous la bannière de l’humanisme moderne, pour lui servir, le cas échéant, de béquille spirituelle ? Mais comment la parole du Christ « Je suis le chemin, la vérité et la vie » pourrait-elle s’accommoder d’un nihilisme pour lequel il n’y a plus de chemin mais un enfoncement dans la consommation, plus de vérité mais de simples opinions, plus de vie mais le néant de processus de pouvoir ? Il existe, en réalité, un antagonisme radical entre l’idéologie contemporaine en Occident et le christianisme. Toutefois, cet antagonisme n’est sensible que si l’on prend le christianisme au sérieux, c’est-à-dire à partie de la vie.
Le christianisme est fidèle à la vie qui est en lui lorsque, loin de figer Dieu dans une représentation statique de Celui-ci, il choisit, à travers ce mouvement de don que l’on nomme « amour », de participer véritablement à la vie divine et, participant à celle-ci, d’exprimer alors une énergie spirituelle, seule capable, par sa vigueur, de surmonter le nihilisme de notre modernité.
Un autre rapport au temps
Ce christianisme du vivant se caractérise d’abord par un rapport véridique au temps : à l’opposé de la succession dévorante d’instants discontinus, qui fonde la représentation moderne du temps, le christianisme du vivant nous amène à consentir au temps : d’abord au flux qui passe à travers nous et qui, loin d’être une malédiction, peut nous mener sur des chemins d’éternité ; mais aussi au temps passé dont nous sommes les héritiers ; au temps à venir dont nous sommes les bergers.
Le temps vécu comme durée, et donc comme construction progressive de soi, nous enseigne en outre à désacraliser le « sujet », cette instance sacrée de la Modernité occidentale. La désacralisation du sujet nous conduit à une relation nouvelle aux choses : nous découvrons celles-ci non plus comme des monades isolées et passives mais à partir de la relation qu’elles nouent à chaque instant entre elles et avec nous, chaque chose étant, dans son essence, lien. Au lieu d’être maître de marchandises inertes, nous nous découvrons intendants d’un cosmos vivant.
Libérer l’accès à la vie
Ayant ainsi appris à revivre le monde selon des catégories radicalement différentes de celles de l’humanisme occidental, nous pouvons alors engager une critique en profondeur des mécaniques qui, dans notre monde, prétendent nous interdire l’accès à la vie : l’étouffement par une anthropologie réduisant chaque sujet à un stock de droits dont la relation aux autres se limite au commerce de ces droits ; l’assèchement par la technique, qu’il s’agisse des manipulations du corps humain ou de l’extinction de toute parole authentique sous le brouhaha des réseaux ; la manipulation par l’économie, qui configure et stimule en permanence nos désirs pour en faire des besoins.