Gabriel Privat nous emmène à la découverte de Yoko Tsuno, phénomène rare dans l’univers de la BD : une héroïne féminine, aux traits peu communs, à la fois japonaise et européenne, élégante et spirituelle.
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Depuis 1970, naissance de l’électronicienne japonaise Yoko Tsuno (Dupuis), le monde de la bande dessinée n’a pas véritablement changé. Yoko y occupe une place rare, celle de héros féminin. Laureline, dans la série Valérian et Laureline (Dargaud), est une héroïne en couple, inséparable de son alter ego masculin. D’autres, comme la célèbre hôtesse de l’air Natacha (Dupuis), ne brillent pas par leur réalisme et la finesse de leurs caractéristiques féminines. Dans le panel des héroïnes contemporaines, une fois retirées les mafieuses et les espionnes de la BD « pour adultes », ou les faire-valoir, il ne reste plus grand monde. Yoko Tsuno, de ce fait, est remarquable parce qu’elle est un type rare dans son genre.
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Cette originalité établie, c’est avec un réel plaisir que l’on se penche sur elle. En effet, la pureté de son caractère, la hauteur de ses aspirations et la délicatesse de ses formes en font un personnage attachant. Sa longévité (bientôt cinquante ans d’existence), lui donnent également un rôle de témoin de notre époque. L’auteur de la série, Roger Leloup, a donné naissance à des aventures ancrées dans notre temps, même si la part donnée à la science-fiction et à l’histoire est capitale. Quels traits retenir de cette héroïne peu commune ?
Une héroïne japonaise et occidentale
Yoko Tsuno est une héroïne née dans le Japon des années 1950. C’est à 19 ans qu’elle arrive en Europe. Nous sommes en 1970. L’héritage de la Seconde Guerre mondiale reste présent dans les premiers albums, plus particulièrement dans La Fille du vent, où apparaît Aoki, ancien pilote de chasse de l’armée impériale, rescapé de guerre, homme d’honneur prêt à donner sa vie pour que vive le Japon. Cette importance ira en déclinant au fil des années, tandis que Yoko s’ouvrira sans cesse davantage aux autres pays d’Asie et notamment à la Chine, ancienne puissance adverse du Japon. Ainsi dans le seizième album, Le Dragon de Hong Kong, adopte-t-elle la jeune Rosée, enfant chinoise orpheline. La réconciliation des deux peuples s’accomplit par ces aventures, et Yoko Tsuno devient une image de l’histoire asiatique récente, vue d’Europe. Sur ce dernier point, la question de l’identité entre Occident et Levant est capitale pour Yoko, qui s’inquiète, dans plusieurs albums de devenir de plus en plus européenne.
Occidentale, elle l’est avant tout de l’Europe rhénane. Roger Leloup est un auteur belge, et c’est en Belgique ou sur les bords du Rhin que prennent place nombre d’aventures terrestres de Yoko, avec quatre albums Outre-Rhin et un à Bruges. C’est la Rhénanie des esthètes et des mélomanes, des châteaux endormis sur leurs pitons rocheux surplombant le fleuve. Il y a ici une esthétique européenne marquée par la douceur des Trente Glorieuses et qui évolue au rythme du temps.
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Une héroïne élégante
Yoko Tsuno, en effet, est sans doute l’une des héroïnes les plus élégantes de la bande dessinée européenne. Ses robes, ses tenues de ville, ses voitures toujours sportives changent d’album en album, composant une imposante garde-robe à cette jeune femme dont on apprend au fil des histoires qu’outre le métier d’électronicienne, elle est la fille d’un des plus brillants scientifiques japonais (La Fille du vent), s’adonne au mannequinat (L’Astrologue de Bruges), hérite d’un riche homme d’affaires compatriote (L’Or du Rhin) et a pour meilleures amies terriennes, par ordre d’apparition, la célèbre cantatrice Ingrid Hallberg (L’Orgue du diable), une riche châtelaine écossaise, Lady Cecilia (La Proie et l’Ombre) et la jeune effrontée, mais de belle extraction Émilia (Le Septième code).
Un détail qui n’en est pas un doit ici retenir notre attention. Alors que Yoko vouvoie ses amies et se fait vouvoyer dans les premiers albums, le tutoiement s’impose avec les nouvelles venues dans les albums récents. Signe des temps…
Une héroïne spirituelle dans un monde de science-fiction
Autre signe, une lecture attentive nous donne à voir une héroïne croyante et évoluant d’abord dans un monde où la foi demeure un donné important. Le merveilleux n’est jamais loin, par exemple dans Message pour l’éternité, où Yoko rencontre un ancien mécanicien britannique revenu au paganisme, reclus depuis quarante ans dans un cratère d’Asie centrale après le crash de son avion. Yoko prie, dans La Fille du vent, et se révèle une bouddhiste sincère. Mais au fil des albums, la présence religieuse s’estompe, et Roger Leloup prend le parti de faire des divinités de pures créations de la technique et de l’esprit humain, notamment dans La Servante de Lucifer et Le Temple des immortels.
La technique expliquant les croyances religieuses est une particularité de Roger Leloup, apparaissant dès le premier album, Le Trio de l’étrange, et culminant avec Les Trois soleils de Vinéa et Les Exilés de Kifa. Le schéma est simple ; des systèmes d’intelligence artificielle auto-réparateurs ayant échappé au contrôle de leurs créateurs sont devenus les maîtres des communautés les considérant comme des dieux. Ici, Yoko Tsuno se trouve plongée dans des aventures extraterrestres avec les Vinéens, peuple exilé sur la terre et en route vers sa patrie, Vinéa.
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Notre héroïne entretient d’ailleurs, avec les intelligences artificielles ou les robots humanoïdes un rapport particulier et étonnement actuel. La naissance de ces maîtres fut souvent le fruit de la démesure de leurs créateurs vinéens, qui se trouvent ainsi châtiés par leur mise en esclavage sous la coupe de ces robots. Mais si Yoko délivre à plusieurs reprises ces peuples asservis, elle ne détruit pas toutes les formes d’intelligence artificielle. Au contraire, c’est dans plusieurs albums une évolution vers la coexistence qui se dessine. Cet aspect de l’œuvre est sans doute le plus dérangeant, mais aussi le plus actuel d’une bande dessinée qui, par la place qu’y occupe la féminité, par le rapport qu’elle entretient à la technique, le sacré, la nature et la soutenabilité du développement humain parle à notre temps. Voici donc une œuvre à lire et relire, faite d’aventures où la vulgarité est exclue.
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