Pour l’Église, la défense des travailleurs est un droit légitime, mais la grève ne peut être qu’un ultime recours.
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Les grèves à répétition dans certains secteurs, comme la SNCF ou le transport aérien, interrogent les citoyens et en particulier les catholiques : ces grèves sont-elles légitimes ? Elles semblent, en tous cas, plus nombreuses en France que dans d’autres pays. Ainsi, une récente étude sur les contrôleurs aériens, pour la période 2004-2016, faisait état de 254 jours de grève en France, contre 46 en Grèce, 37 en Italie, 10 au Portugal et 4 seulement en Allemagne. La grève est-elle un ultime moyen ou un préalable à la négociation ? Est-elle l’expression de la lutte des classes ou un moyen de défendre certains intérêts catégoriels ? Peut-elle être une arme politique ? La France est le seul pays où l’on utilise l’expression de « troisième tour social », comme si les manifestations sociales étaient un moyen d’obtenir ce que l’on n’avait pas eu via le suffrage universel.
La doctrine sociale de l’Église a, depuis l’origine, examiné ces questions, à un niveau universel, et l’on comprend bien que la situation d’un syndicat dans un pays totalitaire — comme c’était le cas en Pologne, avec le syndicat libre Solidarité, qui a joué un rôle déterminant, avec l’appui de Jean Paul II, dans le chute des régimes communistes —, n’est pas la même que celle d’un syndicat dans une économie de marché, dans un pays démocratique. Mais, pour autant, la doctrine sociale, « fondement et motivation de l’action » (Jean-Paul II, Centesimus annus, CA, n. 57) peut nous aider à réfléchir à ces questions.
La liberté syndicale
Le premier élément, c’est que l’Église a défendu la légitimité des syndicats. C’est même un point majeur de la première encyclique sociale (Rerum novarum – RN) de Léon XIII en 1891. Refusant l’interdiction des corporations et syndicats, conséquence de la loi le Chapelier de 1791, Léon XIII consacre toute la dernière partie de son encyclique à cette question des « sociétés privées, à finalité restreinte », ce qui inclut les corporations (regroupant ensemble patrons et salariés), les syndicats (regroupant séparément les uns et les autres), mais aussi les sociétés de secours mutuel et toutes les formes de solidarité, résultat de l’initiative privée :
« Les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties » (RN n. 38-1). « Il ne s’ensuit pas cependant […] qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même […]. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, politiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme. »
Ce principe général, Léon XIII l’applique aux regroupements professionnels, syndicats ou corporations, à condition qu’ils s’organisent librement (différence radicale avec les corporations rendues obligatoires par l’État) : « Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s’associer, ils doivent l’être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent » (RN, n. 42-1). Il peut donc y avoir un pluralisme syndical (ce qui ouvre la porte à la possibilité de syndicats chrétiens), chacun étant libre d’adhérer ou non, ce qui fait que, par la suite, puisqu’il ne saurait y avoir d’obligation étatique d’adhérer, l’Église va privilégier le syndicat plus que la corporation. Leur but « consiste dans l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et du patrimoine familial » (RN, n. 42-2) et l’objet principal « est le perfectionnement moral et religieux » (RN, n. 42-3).
Le refus de la lutte des classes et de la politisation syndicale
Dans ces syndicats, patrons et ouvriers ont des droits et des devoirs et doivent chercher avant tout à régler les litiges, car « l’erreur capitale […], c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée » (RN, n. 15-1). « Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital » (15-2).
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Depuis Rerum novarum jusqu’à aujourd’hui, l’Église a toujours défendu ces mêmes principes : liberté syndicale (de création et d’organisation) et refus de la lutte des classes. Le principal texte sur ces sujets est l’encyclique Laborem exercens (LE) de Jean-Paul II, publiée en 1981, c’est-à-dire au moment du développement du premier syndicat libre dans un régime communiste, Solidarité, en Pologne. Ainsi, Jean Paul II souligne « l’importance des syndicats », reposant sur « le droit d’association » (LE, n. 20-1), droit de s’associer « pour défendre les intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions ». Il s’agit d’un « élément indispensable de la vie sociale » (20-2).
« La doctrine sociale catholique ne pense pas que les syndicats soient seulement le reflet d’une structure de classe de la société ; elle ne pense pas qu’ils soient les porte-paroles d’une lutte de classe qui gouvernerait inévitablement la vie sociale. » Ce n’est pas une « lutte contre les autres », mais un engagement « en vue du juste bien » (20-3). Et les « requêtes syndicales ne peuvent pas se transformer en une sorte d’égoïsme de groupe ou de classe » (20-4). Enfin « le rôle des syndicats n’est pas de “faire de la politique” au sens que l’on donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le caractère de “partis politiques”, qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux » (20-5). Voilà qui exclut l’idée même d’un « troisième tour social », ainsi que la notion de syndicat comme « courroie de transmission » des partis politiques, comme on l’a connu en France avec la CGT par rapport au Parti communiste. Mais, en soi, l’action syndicale, telle que l’Église la conçoit, est légitime.
Les syndicats doivent évoluer
Naturellement, les syndicats doivent évoluer, comme l’explique Benoît XVI dans Caritas in veritate (CV) :
« En réfléchissant sur le thème du travail, il est opportun d’évoquer l’exigence urgente que les organisations syndicales des travailleurs, qui ont toujours été encouragées et soutenues par l’Église, s’ouvrent aux nouvelles perspectives qui émergent dans le domaine du travail. Dépassant les limites propres des syndicats catégoriels, les organisations syndicales sont appelées à affronter les nouveaux problèmes de nos sociétés : je pense, par exemple, à l’ensemble des questions que les spécialistes en sciences sociales repèrent dans les conflits entre individu-travailleur et individu-consommateur » (CV, n. 64).
De même, la mondialisation change la donne et les syndicats doivent penser aux travailleurs des autres pays : « Le contexte d’ensemble dans lequel se déroule le travail requiert lui aussi que les organisations syndicales nationales, qui se limitent surtout à la défense des intérêts de leurs propres adhérents, se tournent vers ceux qui ne le sont pas et, en particulier, vers les travailleurs des pays en voie de développement. » Enfin, poursuit Benoît XVI, « l’enseignement traditionnel de l’Église reste toujours valable lorsqu’il propose la distinction des rôles et des fonctions du syndicat et de la politique » (n. 64).
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Quant au pape François, il invite les syndicats à protéger non seulement ceux qui ont un travail, mais aussi et surtout qui n’en n’a pas, « les exclus du travail qui sont aussi exclus des droits et de la démocratie ». « Il n’y a pas de justice ensemble si elle n’est pas avec les exclus d’aujourd’hui. » — « Justice ensemble », « justice avec », c’est l’étymologie grecque du mot syndicat, d’où la formule de François. Cela mérite réflexion : des syndicats qui, au nom de la défense des salariés, pousseraient à des mesures qui auraient pour effet indirect de maintenir les chômeurs et les exclus dans leur situation ne rempliraient pas leur rôle.
La grève et ses conditions d’exercice
Cette reconnaissance de la légitimité syndicale va-t-elle jusqu’à considérer la grève comme également légitime ? Là encore, dans les textes relativement récents, c’est Jean Paul II qui approfondit la question, dans Laborem exercens.
« En agissant pour les justes droits de leurs membres les syndicats ont également recours au procédé de la “grève”, c’est-à-dire de l’arrêt de travail conçu comme une sorte d’ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs. C’est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites » (LE, n. 20-7).
Tout est là : conditions et limites.
Tout d’abord « les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève ». Donc, pas de délit de coalition, comme cela a pu exister dans l’histoire ; l’Église considère la grève comme un droit, comme une possibilité donc. Mais « tout en admettant que celle-ci est un moyen juste et légitime, on doit également souligner qu’elle demeure, en un sens, un moyen extrême. On ne peut pas en abuser ; on ne peut pas en abuser spécialement pour faire le jeu de la politique » (20-7). Autrement dit, la grève est le moyen ultime, extrême, lorsque toutes les autres solutions ont échoué. Dans beaucoup de pays (comme l’Allemagne), on commence par négocier et ce n’est qu’en cas d’échec total que la grève est envisagée ; elle peut d’ailleurs être rude et longue, mais elle est rare. La France fonctionne souvent sur le schéma inverse : on fait grève parfois avant même le début des négociations. Et les arrière-pensées politiques ne sont pas absentes, surtout lorsque les syndicats sont politisés, dominés par des éléments radicaux ou étroitement liés aux partis politiques,
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En dehors de ces remarques générales, existe-t-il des limites au droit de grève ? Là encore Jean Paul II est très clair :
« En outre, on ne peut jamais oublier que, lorsqu’il s’agit des services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L’abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même » (20-7).
Qu’en pensent la CGT et Sud-rail ? Les mesures légales adéquates font penser à l’idée d’un service minimum. Quant à éviter la paralysie de la vie économique, là aussi cela devrait faire réfléchir particulièrement les Français.
Au fond, l’enseignement de l’Église en la matière est simple : liberté syndicale, comme expression de la liberté d’association ; défense légitime des intérêts d’un groupe, sans optique de lutte des classes et sans égoïsme, en associant toujours les devoirs aux droits ; refus de la politisation de l’action syndicale ; droit de grève comme moyen ultime ; préservation des services essentiels et refus de la paralysie du pays.
La doctrine sociale est née, avec Rerum novarum, de la volonté de l’Église de défendre les droits des travailleurs ; elle a toujours œuvré en ce sens, sans ambiguïté ; mais elle rappelle que tout n’est pas permis et qu’en toute hypothèse, le critère ultime de décision était le bien commun. Les syndicats français sont-ils tous conscients de ces exigences ?