Pourquoi l’enseignement du fait religieux risque de faire oublier que la foi chrétienne est d’abord une religion du salut.Depuis plusieurs années les pays occidentaux déchristianisés redécouvrent ce qu’ils appellent pudiquement le « phénomène religieux ». La montée en puissance de l’islam n’est pas étrangère à cette prise de conscience que l’homme est, dans ses profondeurs, un être religieux. Constatant que la politique ne peut faire l’impasse sur cette donnée, certains responsables s’interrogent sur l’opportunité et les modalités de l’enseignement de l’histoire des religions à l’école.
Nécessaire mais pas suffisant
Logiquement, la résurgence de cette problématique ne laisse pas les chrétiens indifférents. Même si nos politiques prennent bien soin de spécifier que pareille entreprise ne pourra se réaliser que dans le cadre de la plus stricte laïcité, il serait malvenu pour les croyants de faire la fine bouche. En effet, l’ignorance est telle en la matière, surtout parmi nos concitoyens les plus jeunes, que leur apprendre les linéaments de ce vaste sujet n’est pas un luxe. Tout le monde gagnera à la réussite de ce projet, à commencer par les professeurs d’histoire de l’art, au sujet desquels on se demande comment ils sont encore en mesure de s’acquitter de leur tâche, eu égard à l’incapacité où sont leurs élèves de décrypter un tableau qui retrace un épisode de la vie du Christ, avec les codes iconographiques et les références bibliques qui l’accompagnent.
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Il ne s’agit pas ici de s’étendre sur l’insuffisance d’un tel projet pour nourrir la foi. Après tout, ce n’est pas à l’école de la République de la fortifier (dans le cas où elle existerait déjà chez certains élèves), ni de la faire naître chez ceux qui ignorent le Christ ou qui ne le confessent pas comme leur Seigneur. Que les cours de(s) religion(s) traitent celle-ci comme un simple fait historique n’est pas gênant, du moment où il n’entre dans cet enseignement aucune condescendance, aucun anachronisme, ni aucun dénigrement envers les pratiques de nos ascendants. Ce n’est pas à l’école publique de dire que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, le Verbe fait chair, mais à l’Église et à ses membres.
Au-delà de cette obligation de confesser la Trinité, quelle contribution pouvons-nous apporter, en tant que chrétiens, à la compréhension du fait religieux que l’enseignement public ne pourra jamais dispenser aux élèves ? En fait, ce qui semble nécessaire de leur apprendre, en ces temps où le « phénomène religieux » peut passer pour une constante anthropologique dont la rémanence serait sans conséquence sur la marche du monde, est que la foi n’est pas une option facultative. Pareille proposition nous attirera les foudres du relativisme ambiant. Que signifie-t-elle ?
La foi, une question de vie… et de mort
Notre temps de grande « tolérance » et de coolitude éprouve les plus grandes peines à concevoir que la marche de l’histoire est marquée par un combat de grande ampleur entre forces de vie et forces de mort. Non pas que ces puissances antagonistes soient de force et de nature égales. Telle était la thèse du manichéisme. La foi chrétienne récuse la proposition que deux principes incréés coexistent de toute éternité. Les esprits hostiles à Dieu et aux hommes ont été créés bons à l’origine. Seule leur liberté explique leur mauvais choix. Dieu aura le dernier mot. Mais dans l’intervalle, les hommes ont besoin du salut apporté par le Christ. Et ce salut n’est pas automatique. Sinon, nous ne serions pas libres.
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C’est à ce niveau que la foi de l’Église peut apporter des correctifs importants à la compréhension du « phénomène religieux » tel qu’on se propose de l’enseigner dans les établissements publics. Pour la foi chrétienne, la « religion » n’est pas seulement une donnée qui fait partie de la « nature humaine ». Elle est bien plus que cela. Saint Thomas d’Aquin affirme qu’elle relève de la vertu de justice : avec elle, nous rendons à Dieu ce qui lui est dû. Mais pour un ami de Jésus, la religion va au-delà. Elle ne se limite pas simplement à une obligation. Certes, nous devons honorer, glorifier et aimer Dieu. Un incroyant est capable de comprendre de tels sentiments, même s’il ne les partage pas (non par ingratitude foncière, mais parce qu’il ne croit pas). En revanche, il est un autre affect, tout aussi fondamental pour les chrétiens, que les non-croyants sont loin de soupçonner, et qui explique leur attachement au Christ ainsi qu’au culte ecclésial : la conviction qu’ils ont de la nécessité d’être sauvés.
Car avec la religion chrétienne, il n’en va pas uniquement de chanter, de louer, ou d’effusions indicibles, mais aussi d’implorer le salut. C’est à ce niveau que l’incompréhension est la plus grande entre notre époque, gavée de « droits » et de toquades festives, et la foi chrétienne. Le nom de Jésus, Yeshua, veut dire « Dieu sauve ». Comme le dit saint Pierre dans sa première épître, nous avons été rachetés à grand prix (1P, 1, 18-19). La Rédemption n’a pas été une mince affaire ! Mais il ne suffit pas de la conjuguer au passé. Jésus nous a gagné un salut définitif. Encore faut-il que nous nous l’appropriions dans notre présent. C’est ce que nous appelons la rédemption subjective. Cette dernière non plus n’est pas un dîner de gala.
La vie chrétienne n’est pas un chemin semé de roses
Le Christ, du haut de la Croix, en nous commettant aux soins de sa Mère, n’avait pas seulement pour but de nous fournir une chaleur affective qui compenserait sa disparition. Il savait que la partie serait rude. La Vierge, qui l’avait aidé à triompher lors de sa Passion, en devenant la Mère universelle, devenait dans le même temps notre auxiliaire dans notre combat contre les forces adverses. Et en nous donnant l’Esprit de sainteté, Jésus nous livrait le meilleur compagnon dans cette lutte.
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Autrement dit, la religion n’est pas seulement un moyen de nous « épanouir ». Le Christ est venu pour nous gagner l’adoption filiale par son Père, c’est-à-dire faire de nous des fils de Dieu. Cette tâche n’est pas une sinécure. Sa vie de souffrance l’atteste.
Là se situe un des plus grands malentendus entre la postmodernité et la foi chrétienne. Le syncrétisme de bazar qui règne dans les esprits, où écologie, panthéisme, bouddhisme de contrebande, et bien sûr fanatisme islamiste, se disputent les suffrages d’une jeunesse que l’on a laissée dans l’ignorance des traditions de leurs pères, explique la disparition de la notion de Rédemption, de sa nécessité, et avec elle la chute de la pratique sacramentelle pour gagner le salut.
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Selon l’air du temps, dont Homo festivus est la figure emblématique, il s’agit d’être le plus « positif » possible dans le but de se croire quitte de tout « fanatisme ». Aujourd’hui encore, on veut bien du « petit Jésus » de la Crèche, mais non du Crucifié du Golgotha. En son temps, Newmann avait déjà prophétisé cette tendance :
« La religion du monde s’est emparée du côté lumineux de l’Évangile, de son message de réconfort, de ses préceptes d’amour. […] Tout est lumineux et riant ; la religion est plaisante et facile. […] Satan a donné une telle apparence, de tels atours à ce qui est le simple produit naturel du cœur humain en certaines circonstances, qu’il en fait une contrefaçon de la vérité. […] Gardons-nous de servir Satan sous les traits d’un ange de lumière. » (Sermon “La religion du jour”.)
Redécouvrir la Rédemption
Nul ne se plaindra que l’on enseigne le « fait religieux » à l’école. Mais ne nous croyons pas quittes envers nos enfants en leur dispensant des connaissances au sujet des codes qui régissent la peinture de Zurbaran ou du Gréco. Il est plus important encore de leur apprendre que l’histoire, collective comme individuelle, est le théâtre d’un terrible combat, et que la religion, avant d’être un moyen d’affiner notre sensibilité esthétique ou de conforter notre bien-être, constitue d’abord une pratique nécessaire pour faire nôtre la Rédemption que le Christ nous a acquise — que ce salut soit compris négativement (nous sauver du péché et de la mort), ou positivement (devenir enfants de Dieu). La conviction d’avoir été sauvés ne fera dès lors qu’augmenter notre attachement au Christ et à sa Mère. À l’instar de Léon Bloy (à propos de Notre Dame de La Salette), nous pourrons déclarer alors : « Je suis le fils de tant de larmes. »
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