Le frère Adrien Candiard est un dominicain français vivant désormais au Caire (Égypte) et membre de l’Institut dominicain d’études orientales. Il évoque, pour Aleteia, le vrai sens du mot “Père”. Lycéen, je m’indignais qu’on puisse donner du « mon Père » à un prêtre. Jésus est pourtant clair : « Ne donnez à personne sur la terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux » (Matthieu 23, 9). Pour une fois qu’un commandement était facile à appliquer, autrement plus accessible qu’« aimez-vous les uns les autres » ou « aimez vos ennemis », pourquoi se priver de le mettre en pratique ? Il est vrai que cette paternité exclusive de Dieu ne m’empêchait nullement d’appeler « Papa » mon propre père, sans me préoccuper de la contradiction ; pas plus que la bonté exclusive de Dieu (« Dieu seul est bon », dit aussi Jésus au jeune homme riche) ne m’empêchait de trouver bon le fondant au chocolat. Un lycéen ne saurait penser à tout.
Fraîchement ordonné, je n’aimais pas qu’on m’appelle « mon Père ». Pas seulement parce que cela soulignait que je n’étais plus si jeune qu’avant, ce qu’il me faut bien finir par accepter. Mais surtout parce que j’y voyais un titre d’autorité plutôt malvenu. Un père, pensais-je, décide, ordonne, commande ; il aime ses enfants, bien sûr, mais c’est au nom de cet amour qu’il exerce son ascendant. Annoncer l’Évangile, au contraire, dans un monde où tant de gens veulent se faire père et imposer aux autres, avec leur affection, leur autorité et leur pouvoir, c’est au contraire devenir le frère de tous. Je ne m’étais pas mis pour rien à la suite de saint Dominique, qui n’avait jamais voulu porter d’autre titre que le plus évangélique et le plus beau, celui de frère. « Le monde se porterait mieux, ai-je pu écrire quelque part, si nous avions moins de pères. Le monde irait mieux si nous n’avions que des frères. »
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Quelques années plus tard, je le crois toujours. Je sais trop à quels abus, mais aussi à quelle solitude, peuvent conduire les « mon Père » qui n’expriment que déférence et soumission. Mais j’ai aussi peu à peu compris que la paternité ne se résume pas à cette figure d’autorité bienveillante. Être parent, ce n’est pas seulement être, pendant quelques années, la référence essentielle de l’enfant qu’on élève ; c’est aussi, et peut-être surtout, accepter de voir cette place diminuer. Le plus beau, et le plus difficile, n’est pas le dévouement dont tant de parents savent faire preuve à l’égard de leurs enfants, sacrifiant leurs nuits aux cris du nourrisson, gardant patience devant les provocations de l’adolescent, restant disponibles et attentifs pendant tant d’années, acceptant de se laisser déranger au plus profond d’eux-mêmes ; non, le plus beau et le plus difficile, c’est d’accepter que ces nuits blanches et cette patience, cette disponibilité et cette attention, ne servent qu’à aider l’enfant à se passer de vous. Dieu merci, les parents ne disparaîtront pas, le plus souvent, de la vie de leur enfant ; ils conserveront dans leur affection une place immense et unique ; mais ils n’y sont plus nécessaires. Les parents le savent bien, eux qui ressentent à chaque premier pas, chaque entrée en sixième, chaque premier amour, chaque baccalauréat, la même immense fierté mêlée de nostalgie, devant cette étape qu’on n’aurait pu passer sans eux, mais qui les rend toujours moins indispensables. Or de cela même, non sans un pincement au cœur peut-être, ils savent se réjouir. Que mes parents me pardonnent d’avoir mis tant d’années à comprendre que mon indépendance n’était pas une conquête arrachée de haute lutte, mais le plus inestimable des nombreux cadeaux qu’ils n’ont cessé de me faire depuis trente-cinq ans.
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Cette paternité-là n’est pas absente de la vie du prêtre, qui ne peut accomplir ses missions sans aimer ceux à qui il est envoyé, d’un amour non pas théorique, mais qui l’engage profondément ; et il sait aussi que les confidences, les conseils, les confessions, rien de tout cela ne lui donne de droits. Il peut aider à passer une difficulté, être le témoin des troubles et des joies, conduire de son mieux vers le Christ ; mais il ne le fait bien que s’il sait se rendre progressivement inutile, comme le serviteur de l’Évangile. C’est en cela qu’il apprend à être père. Il lui faut aimer de tout son cœur, mais d’un amour qui ne possède pas l’autre, qui ne le contrôle pas mais se réjouit au contraire de le voir prendre son envol, d’une forme d’amour dont le beau nom est souvent mal compris, ou réduit à ses formes les plus extérieures : la chasteté.
Si être père, c’est apprendre à être pauvre, si être père, c’est apprendre à aimer gratuitement, alors je suis prêt à mettre de côté ma réticence naturelle. Je vous en prie, donc, vous, paroissiens ou anciens paroissiens, vous que j’ai reçus une fois en confession ou accompagnés plusieurs années, vous que j’ai préparés au mariage, vous que j’ai croisés au sortir d’une conférence ou qui m’écrivez sur Facebook après avoir lu un de mes livres ; vous dont j’ai parfois, pour un moment, partagé la vie dans une grande proximité ; je vous en prie, faites comme vous le préférez : appelez-moi donc « mon Père », si vous y tenez ! Car je n’y entendrai pas une distante déférence, mais le rappel du plus profond, du plus délicat et du plus joyeux des devoirs de ma mission.