Théologien et éditeur, Denis Sureau a dirigé la publication de l’œuvre de l’historien catholique Augustin Cochin (1876-1916) pour les éditions Tallandier sous le titre “La machine révolutionnaire”. Il revient pour Aleteia sur cet auteur aujourd’hui oublié et pourtant nécessaire dans la compréhension de la Révolution française et du système démocratique.Aleteia : Qui est Augustin Cochin, cet historien mort au combat en 1916 ?
Denis Sureau : Né en 1876 dans une famille de la grande bourgeoisie qui a laissé son empreinte sur Paris depuis le XIIIe siècle – c’est un de ses oncles qui a fondé l’hôpital éponyme –, Augustin Cochin était doué d’une intelligence exceptionnelle : un profil de premier de classe qui rafle tous les prix et qui, après de brillantes études de lettres et de philosophie, est entré à l’École des chartes. Il y a reçu une formation d’archiviste-paléographe et a commencé à sillonner la France, allant de dépôt d’archives en dépôt d’archives, d’abord pour des études sur le protestantisme dans le Midi au XVIIe siècle, puis sur la Révolution française. C’est en s’appuyant sur ce travail rigoureux de « bénédictin laïc », comme il aimait à se définir, qu’il voulait comprendre les logiques sous-jacentes aux événements. Il était à la fois historien et philosophe ou sociologue, ce qui est rare. De son vivant, il a publié quelques études. Après sa mort héroïque dans la Somme, à l’âge de 39 ans, sa famille et ses amis ont entrepris de les recueillir avec ses nombreuses notes. C’est l’ensemble de ce travail, ainsi que sa correspondance, que les Éditions Tallandier publient aujourd’hui.
Conservateur et catholique pratiquant, peut-on dire que sa foi et ses engagements politiques l’ont discrédité auprès du milieu universitaire et expliquent son oubli relatif ?
Parler d’engagement politique n’est pas totalement approprié, car Augustin Cochin voulait mener un travail scientifique, méthodique, sans affabulations dictées par la passion (même contre-révolutionnaire). Mais évidemment, démontrer que la Révolution ne fut pas l’œuvre du peuple façon Michelet et que la Terreur ne pouvait s’expliquer par les « circonstances », c’était s’opposer à l’histoire officielle et républicaine, longtemps accaparée par ses partisans, qu’ils soient dantonistes, robespierristes ou marxistes : Aulard, Mathiez, et plus tard Soboul, Vovelle (les seuls auteurs que mon professeur d’histoire nous demandait de lire lorsque j’étais au lycée), etc. L’université ne pouvait tolérer une œuvre qui était d’autant plus gênante qu’elle se fondait sur des sources précises, indiscutables. Dans les années 1920, ce furent plutôt les catholiques d’Action française qui lui firent un bon accueil, mais cela ne facilita pas sa réception par leurs adversaires ! Il faudra attendre 1978 pour que François Furet, communiste repenti, historien de la Révolution reconnu, exhume Augustin Cochin en le présentant comme l’un des deux penseurs qui, avec Alexis de Tocqueville, surent proposer une conceptualisation rigoureuse de la Révolution. Son brillant essai Penser la Révolution française fut très remarqué, et provoqua la réédition de deux livres d’Augustin Cochin. Mais cette redécouverte ne fut que temporaire – sauf en Italie, où tous ses livres ont été traduits, et confrontés à l’œuvre de Gramsci.
Lire aussi :
Les églises parisiennes détruites lors de la Révolution française
Quel est l’apport de son travail dans la compréhension de la Révolution française ?
L’originalité des recherches d’Augustin Cochin tient à l’analyse du jacobinisme, cœur de la Révolution, comme produit d’une forme d’organisation sociale développée à partir du milieu du XIIIe siècle : la société de pensée. On parlait alors des « sociétés ». Ces micro-sociétés préfigurent la macro-société engendrée par le processus révolutionnaire. Elles sont de toute sorte. Vous avez des sociétés littéraires et des chambres de lecture, qui vont progressivement prendre le contrôle des journaux et modeler la partie active de l’opinion. Gramsci dirait : prendre le pouvoir culturel. À côté d’elles prolifèrent des académies, comme ces sociétés d’agriculture où l’on parle peu des travaux des champs et beaucoup du monde idéal dont on prépare l’avènement. Et puis n’oublions pas les loges maçonniques, en pleine expansion : le Grand Orient se fonde en 1773. Toutes ces sociétés échangent beaucoup entre elles. Elles tissent des réseaux pour diffuser de plus en plus largement la « libre-pensée », comprenez la philosophie des Lumières. Lorsqu’on entre dans une société de pensée, on doit oublier son identité réelle, mettre entre parenthèses son appartenance à son corps social, laisser au vestiaire ses idées, sa foi, ou son expérience. L’abstraction doit régner ; le membre de la société de pensée annonce le futur citoyen du régime démocratique où tous sont égaux. Matrice de l’individualisme, la société de pensée n’est pas un lobby ni un salon. Son but n’est pas d’agir ou de représenter des intérêts mais d’opiner, de dégager de la discussion un consensus d’où naît la volonté générale. La « philosophie », comme on dit alors, ou la « libre-pensée » (nous dirions aujourd’hui l’idéologie) est ainsi fabriquée, et ce processus de production d’une « vérité socialisée » conduit inéluctablement à une structure de démocratie pure ou directe où la volonté de la collectivité fait loi à tout instant.
Pourtant ne faut-il pas des chefs ?
Pour Augustin Cochin, la démocratie est le règne d’une minorité. Ce qu’il montre, c’est que cette minorité ne résulte pas du talent d’hommes exceptionnels comme il y en a eu dans l’histoire. Mais elle est le produit de ce qu’il appelle la Machine. À travers l’analyse de cas précis (les élections de 1789 en Bourgogne ou la Révolution en Bretagne), il observe la création d’un appareil redoutable qui profite aux plus actifs, lesquels deviennent mécaniquement des meneurs. Ce sont ces machinistes qui, dans leur « cercle intérieur », constituent une oligarchie de médiocres successifs. Augustin Cochin souligne que les grands révolutionnaires – Brissot, Danton, Robespierre – sont plus habiles qu’intelligents. Ils savent « tirer les ficelles » parce qu’étant souvent gens de robe et de plume, ces beaux parleurs savent manipuler l’opinion. Leur succès est pourtant éphémère car ils ne sont que des rouages. Ils sont rapidement éliminés par une logique mécanique marquée par l’ascension aux extrêmes, la radicalisation du mouvement.
Lire aussi :
Mai 68, ou les mauvaises surprises de la déconstruction
Comment passe-t-on des sociétés de pensée à la Terreur ?
Dans son livre La Révolution et la libre-pensée, Augustin Cochin décrit la dynamique révolutionnaire en analysant trois grands moments. De 1750 à 1788, c’est la « socialisation de la pensée » par les « sociétés » qui élaborent et diffusent l’« opinion sociale », le consensus artificiel que j’évoquais tout à l’heure. De 1789 à 1793, elles deviennent des sociétés révolutionnaires, des clubs qui reproduisent leurs mécanismes à l’échelle du corps entier de la nation : c’est la « volonté socialisée ». Rousseau avait écrit : « on le forcera à être libre » : au nom d’une liberté (négative), sont détruites les libertés des corps, corporations, congrégations et autres communautés, tout ce qui s’interpose entre l’individu et l’État. « Libérée » de toute appartenance, la personne n’est en fait plus protégée. De 1793 à 1794, le jacobinisme triomphe, le « Peuple » se substitue à la société civile et à l’État, le sang coule à flots, et c’est le temps des « biens socialisés ». Le 9 Thermidor (chute de Robespierre) marque la fin de la Terreur.
Sans tomber dans une théorie du complot comme Augustin Barruel, Augustin Cochin a lui aussi souligné l’importance de la Franc-maçonnerie dans la chute de la Monarchie absolue. Quel rôle a-t-elle joué selon lui dans les événements de 1789 et dans le combat des révolutionnaires les plus radicaux contre la monarchie et l’Église ?
Augustin Cochin se moquait volontiers de l’abbé Barruel, des « projets régicides de Weishaupt et les crimes des Kadosch », cette « conspiration de mélodrame va de Voltaire à Babeuf ». Pour lui, c’était une erreur d’imaginer un complot mûrement conçu dans les Loges. Il ne niait pas le rôle important de la Franc-maçonnerie, mais il le replaçait en lien avec les autres sociétés de pensée. Je dirais que la loge maçonnique constitue la forme la plus pure de société de pensée, et à cet égard la structure la plus redoutable. Mais pour Augustin Cochin, ce ne sont pas les intentions de quelques acteurs qui peuvent expliquer un mouvement aussi vaste que le processus révolutionnaire.
Encore plus méconnues que ses œuvres principales, Les Sociétés de pensée et la démocratie moderne ou La Révolution et la libre-pensée, on trouve dans ce recueil que vous publiez d’autres de ses travaux que sont Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique ainsi que ses études sur le protestantisme dans le Midi au XVIIe siècle. Est-ce que nous sommes là aussi face à des travaux également novateurs et importants ?
Ses études sur le protestantisme constituent ses tout premiers travaux, menés pour son diplôme de l’École des chartes. Elles n’avaient jamais été éditées dans un livre. On découvre comment l’apprenti historien est déjà attentif aux forces sociales parfois discrètes qui provoquent les événements. Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique est une compilation de notes principalement philosophiques qui révèle à quel point l’esprit d’Augustin Cochin était toujours en éveil. Soulignons ici qu’il était très curieux de tout ce qui se pensait à son époque, aux recherches intellectuelles de son temps. Nul doute que s’il avait survécu à la Grande Guerre, il aurait affiné sa pensée. Il avait commencé à étudier saint Thomas d’Aquin. Et on peut raisonnablement imaginer que le phénomène communiste l’aurait passionné. La « sociologie du phénomène démocratique » qu’il ambitionnait de développer aurait pu connaître de nouveaux et passionnants développements.
La Machine révolutionnaire, Denis Sureau, Tallandier, avril 2018, 688 pages, 29,90 euros.