La quatrième édition des Rencontres de Montligeon vient de se dérouler au cœur du Perche. Dans un contexte marqué par la permanence des conflits économiques et le délitement du lien social, le thème retenu pour cette année 2018 : « Un travail au service de tout l’homme et de tous les hommes » résonne, au mieux comme une provocation, au pire comme le signe d’un aveuglement complet face à la réalité du travail. Et si, au-delà des apparences, le travail était véritablement une grâce ?
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La modernité exalte la liberté. Pourtant, à en croire Charlie Chaplin, Les temps modernes sont ceux de l’esclavage par le travail. Dans le film sorti en 1936, Charlot, rivé à sa chaîne de montage, exploité dans son travail, finit par sombrer dans une dépression nerveuse. Aujourd’hui, les ouvriers à la chaîne se font rares, mais les temps postmodernes, dans lesquels nous sommes résolument entrés, semblent bien avoir accentué le fond du problème. Alors même que la liberté est érigée en impératif de plus en plus absolu, les processus d’aliénation s’accélèrent. La machine dévorant l’homme n’est plus la chaîne de production, mais l’ordinateur ou le smartphone, sorte d’hydre insaisissable et multicéphale, dont les aliments se nomment numérisation ou digitalisation. Le travailleur hyperconnecté est aussi un travailleur hyperfragilisé. La nécessité d’être à chaque instant réactif ainsi que l’effacement des corps intermédiaires livrent la personne à la merci de lois – écrites et plus encore peut-être non écrites – devenues impitoyables. C’est ce délitement accéléré du lien social par une flexibilité à outrance et une autonomisation de l’individu que le philosophe polonais Zygmunt Bauman a théorisé sous le nom de « société liquide ».
Face aux dangers – désormais clairement identifiés – de cette société, se multiplient depuis plusieurs années les techniques, sessions et ouvrages consacrées au développement personnel. Les méthodes sont diverses en bien des points, mais se rejoignent sur beaucoup d’autres : il s’agit d’aider l’individu à « valoriser ses potentiels » pour le rendre toujours plus adaptable, flexible, et prémunir ainsi les risques de burn out, bore out, et maintenant brown-out, autant d’anglicismes qui en quelques années ont envahi notre quotidien. Mais toutes ces techniques ne participent-elles pas finalement de la même logique ultralibérale qui préside aux lois du marché ? Sous le doux nom de développement personnel, est peut-être en train de se constituer une grande fabrique d’individus malléables et corvéables à merci, un nouveau prolétariat à col blanc, au niveau de vie élevé, mais tout aussi prisonnier de son travail que notre Charlot des Temps modernes. Pour les uns comme pour les autres, l’étymologie – probablement fantaisiste – du terme travail se confirmerait donc : travail viendrait du latin tripalium qui désigne un instrument de torture ou de punition pour les esclaves.
Limite et grâce
Un chrétien ne peut accepter en tant que telle cette logique. La révélation biblique – comme de nombreux mythes païens d’ailleurs – ne cesse de nous l’enseigner : la volonté de toute puissance et le désir d’égaler Dieu se retournent immanquablement contre la personne humaine. Ils la ravalent au rang d’individu coupé de ses pairs, mais aussi de son créateur et de son environnement naturel, avec tous les risques d’instrumentalisation que cela comporte.
L’individu postmoderne est ce qu’il se fait ; un impératif de changement perpétuel pèse sur lui et l’opprime. La personne, elle, se reçoit d’un autre ; à ce titre elle se découvre toujours limitée, et donc – aussi paradoxal que cela puisse paraître – authentiquement libre. La valorisation de cette notion de limite représente sans doute un enjeu à la fois éthique, social et politique décisif pour les années à venir. Il peut sembler étonnant qu’à l’heure où nous reconnaissons – sans doute encore trop lentement et sans en tirer toutes les conséquences – que notre monde est fini et limité, nous ayons tant de difficultés à accueillir cette même notion de limite dès qu’il s’agit de l’homme. Or, le travail est justement un de ces lieux où la mise en avant de la limite contribuerait à une authentique libération de l’homme.
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Sortant de la logique de la toute-puissance, de l’adaptabilité à outrance, il s’agit de reconnaître à la personne humaine le droit de se tromper, le droit de ne pas travailler à certains moments de la semaine pour préserver sa vie personnelle et familiale – dans cette optique, la question du travail du dimanche est loin d’être anecdotique – le droit aussi pour chacun de travailler, quelles que soient ses pauvretés intellectuelles, physiques ou psychologiques. En un mot : le travail au service de la personne nécessairement limitée, et non l’individu avec son désir illusoire de toute puissance au service du travail. Par ailleurs, pour un chrétien, l’acceptation de la limite est la condition sine qua non du surgissement de la grâce. La grâce en effet est d’abord ce qui se reçoit, elle n’est jamais le fruit d’une conquête. Recevoir le travail comme une grâce revient donc à accepter de ne pas tout faire, de ne pas répondre à toutes les sollicitations, à laisser place à la gratuité, à ce qui en apparence ne sert à rien. C’est, au cœur d’une vie professionnelle bien souvent réglée au cordeau, soumise à des pressions extérieures grandissantes, accepter que s’ouvre une brèche, que passe un rayon de la lumière divine. C’est passer du Chronos, le temps derrière lequel nous ne cessons de courir, au kairos, le temps donné qui déjà nous ouvre à l’éternité.
Pour un authentique pari bénédictin
Se pose alors une question redoutable : où vivre une telle conception du travail, à tel point en rupture avec le modèle dominant ? Notre société postmoderne est aussi une société postchrétienne qui semble ne plus faire droit ni à l’Évangile, ni à la primauté de la personne. Nous serions donc tentés de reconstituer de petites communautés professionnelles et entreprises intégralement chrétiennes et identifiées comme telles, îlots de stabilité et de foi dans le naufrage programmé de la société liquide. C’est ce que défend l’essayiste américain Rod Dreher dans un livre dont il a été beaucoup question ces derniers temps : Le pari bénédictin. Il ne saurait être question ici de discuter la thèse de fond de l’ouvrage. Notons que la règle de saint Benoît, écrite il y a de cela 1500 ans, et de manière plus large l’action du père du monachisme en occident, se révèlent particulièrement éclairants pour guider les acteurs du monde professionnel.
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Il suffit ici de mentionner, à titre d’exemple, l’article de la règle précisant que les frères de santé fragile doivent recevoir « une occupation ou un métier qui leur convient » et ce « afin qu’ils ne restent pas inoccupés et pourtant qu’ils ne soient pas écrasés par un travail trop dur », l’abbé devant tenir compte de leur faiblesse. Mais la question de fond est ailleurs, elle est celle de la nature des nouveaux cloîtres où il est possible de vivre conformément à l’Évangile et l’enseignement social de l’Église. S’agit-il d’entreprises, de lieux qui confessent et vivent intégralement de la foi, avec toutes ses conséquences éthiques et sociales, lieux où s’agrègent spontanément des chrétiens convaincus ? Il ne fait guère de doute que ce type de structure puisse rendre un précieux service à la société tout entière, tout comme les monastères, au moment du délitement de l’empire romain, ont rendu de précieux services pour la sauvegarde de la foi. Mais ces monastères n’ont jamais été que la pointe avancée d’un christianisme beaucoup plus diffus et qui n’a jamais cessé d’irriguer la société. « Vous êtes le sel de la terre » dit le Seigneur (Mt 5, 13). Un grain de sel ne peut à lui seul relever le goût d’une soupe. Mais il n’est pas non plus nécessaire de verser un paquet de sel entier dans une marmite pour lui donner sa saveur.
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Là où ils sont, les chrétiens sont donc amenés à se rencontrer, à échanger sur leur vie professionnelle, sur les décisions éthiques auxquelles ils sont confrontés, œuvrer de concert en vue du bien commun, non pour constituer des bastions, des sortes d’entreprises clairement estampillées et labellisées mais pour, par petits groupes et capillarité, remettre la personne au centre du travail et permettre à chacun de faire cette expérience que le travail, quelles qu’en soient les difficultés est une grâce, et à ce titre un trésor à valoriser au service de la personne et de son développement authentique.
Les quatrièmes Rencontres de Montligeon, journées de formation, d’échanges et de débats sur la question du travail ont eu lieu les 28 et 29 avril 2018 au sanctuaire de Montligeon, dans l’Orne. Elles ont réuni Sylvain Chareton, directeur adjoint de l’Institut Philanthropos ; Denis Planche, médecin neurophysiologiste ; Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC ; Philippe Royer, président des EDC ; Aurélie Lavaud, fondatrice de Bim Bam Job et don Jacques Vautherin, recteur du sanctuaire. Les prochaines Rencontres auront lieu les 18 et 19 mai 2019.