Mai 68 en France doit être replacé dans le contexte d’une année où le monde a été secoué par des événements bien plus considérables. Les contestataires s’en sont pris au consumérisme des « Trente glorieuses » au nom d’utopies contradictoires qui n’étaient pas moins matérialistes. Mais les aspirations spirituelles qui se sont manifestées dans l’ambiguïté il y a cinquante ans restent d’actualité.
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Il y a cinquante ans, c’était Mai 68. Nos médias aiment bien les anniversaires : ça bouche les trous quand l’actualité ne suit pas assez régulièrement le rythme des éditions périodiques, et ça donne l’impression que le culte de l’instantané n’empêche pas d’avoir de la mémoire et de s’intéresser à l’Histoire. Cependant, ce qui frappe dans les réflexions et commentaires qui se multiplient ces temps-ci sur ce qui s’est passé il y a cinquante ans, c’est l’étroitesse des points de vue. Cette année-là – et même ce printemps-là – ce n’est pas seulement à Paris et en France qu’il y a eu des « événements ». On peut d’ailleurs soutenir que la crise qui a préludé au retrait du général de Gaulle et à la fin des « Trente glorieuses » n’a de sens que si l’on y reconnaît un simple aspect ou une manifestation locale d’un ensemble bien plus vaste de secousses bien plus profondes.
Il n’y a pas qu’en France
L’année 1968 commence en effet par l’offensive du Têt au Vietnam. Elle montre que « l’escalade » des interventions militaires américaines est vaine et que les États-Unis ne peuvent pas gagner la guerre dans laquelle ils se sont laissé entraîner contre les communistes soutenus par Moscou. Face à la guérilla inspirée par Ho Chi Minh, ils ne peuvent pas stabiliser un front qui permettrait au moins de négocier un armistice précaire, comme en Corée dans les années 1950. Cet échec va conduire le président Johnson, désabusé, à ne pas se présenter pour un nouveau mandat.
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L’opposition des Américains à cette guerre, et surtout à la conscription qui envoie des jeunes se faire tuer inutilement là-bas, s’enracine dans ce que l’on a appelé le mouvement « hippie » : une remise en cause des « valeurs » dites « bourgeoises » au profit de l’amour et de la paix, mais aussi d’une libération sexuelle et de substances procurant des « paradis artificiels ». Le « système » est de plus ébranlé par les assassinats de Martin Luther King en avril, puis de Bob Kennedy en juin, et par des émeutes où il y a des morts à la convention du parti démocrate en août.
Le communisme lui aussi en crise
Huit jours avant, les chars soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie, mettant fin au « Printemps de Prague » qui avait ébauché une libéralisation du régime. Cette brutale mise au pas était un aveu d’impopularité et donc de faiblesse et reflétait en tout cas une division dans le camp communiste. Moscou et Pékin avaient rompu en 1965. Le maoïsme est alors devenu une des références de la contestation à l’échelle mondiale et ce fut le cas à Paris. Mais le mythe de « la Gauche », censée unie et promise à un triomphe inéluctable en vertu du « sens de l’Histoire », avait désormais du plomb dans l’aile : son autoritarisme était débordé par un « gauchisme » anarcho-libertaire.
De fait, « la Gauche » a été impuissante en France à transformer en révolution la situation insurrectionnelle créée par l’agitation étudiante et les grèves. Ce qui peut étonner, c’est qu’il ait fallu attendre les élections de 2017 pour que l’on s’aperçoive que cette fiction dogmatique avait perdu sa cohérence et sa pertinence depuis près d’un demi-siècle. Sans doute la bipolarisation imposée par les institutions politiques a-t-elle entretenu cette illusion commode : les sociaux-démocrates avaient besoin de l’appui de « gauchistes » pour concurrencer des conservateurs qui refusaient de se reconnaître tels et ne se prétendaient pas moins républicains qu’eux.
L’Église n’a pas été épargnée
L’été 1968 a aussi vu la publication de l’encyclique Humanae vitae, où le pape Paul VI prenait position contre la contraception. Certains des naïvetés enthousiastes suscitées par des interprétations journalistiques du concile Vatican II en ont été refroidies. Et le contexte culturel de contestation a amplifié les tendances aux approximations liturgiques, théologiques et catéchétiques, ainsi que les remises en question de l’état sacerdotal et de la vie religieuse. Ces divagations ont provoqué une réaction traditionnaliste. Pour redresser la barque, il a fallu la fermeté sereine, les ressources intellectuelles et le génie de la com’ de Jean Paul II à l’échelle de l’Église universelle et de Jean-Marie Lustiger dans le champ français.
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Maurice Clavel a-t-il donc pris ses désirs pour des réalités quand il a vu l’Esprit saint arracher les pavés pour construire des barricades ou bombarder les forces de l’ordre ? Il est sûr qu’il y a eu en mai 68 une révolte contre le matérialisme de la « société de consommation ». Mais cette rébellion a échoué. Le maoïsme a fait long feu (d’abord en Chine), et les « soixante-huitards » se sont rangés : Alain Geismar est devenu inspecteur général de l’Éducation nationale et Daniel Cohn-Bendit a renoncé à la révolution pour se lancer dans l’écologie politique et les médias où il commente même le foot… Peut-être se sont-ils moins reniés qu’on pourrait le croire : après tout, Mai 68 n’a critiqué le matérialisme « bourgeois » qu’au nom d’utopies qui n’étaient pas moins matérialistes – et étaient de surcroît contradictoires et déjà condamnées : paradis marxiste-léniniste d’un côté, anarcho-maoïsme de l’autre.
Que reste-t-il ?
S’il y a eu de réelles et légitimes aspirations spirituelles en Mai 68, elles sont restées insatisfaites et elles ne sont pas périmées. Elles ne s’expriment pas aujourd’hui uniquement dans la militance écologique ou l’extrémisme politique. Elles resurgissent plutôt face aux avancées technologiques qui permettent de manipuler l’humain au début et à la fin de son existence individuelle, de le soumettre à des robots dotés d’intelligences artificielles, de recueillir et d’exploiter des données sur la vie privée – sans parler du dérèglement climatique. Toutes ces menaces posent la question de savoir ce qu’est un être humain et pourquoi chacun a une dignité qu’aucun système techno-économico-politique ne peut ni lui conférer ni lui ôter.
Bien que la contestation visant à éliminer les causes de tout ce qui peut rabaisser l’homme soit utile, voire nécessaire, ce n’est la subversion la plus radicale. Celle-ci consiste plutôt à croire que la vie ne se fabrique pas, mais se reçoit à la mesure où elle est librement remise à la disposition de son dispensateur afin d’être transmise avec la générosité et le désintéressement dont il est la source.