Christophe Dickès est historien et journaliste. Spécialiste d’histoire des relations internationales et d’histoire du catholicisme contemporain, notamment du Vatican et du Saint-Siège, il a récemment publié aux éditions Tallandier “L’héritage de Benoît XVI” et son dernier livre « Le Vatican, vérités et légendes » chez Perrin est sorti le mois dernier. Il livre aux lecteurs d’Aleteia son sentiment personnel sur les cinq premières années de pontificat du pape François.
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Aleteia : On a récemment beaucoup parlé de la lettre tronquée du Pape émérite par le responsable de la communication du Vatican. Que nous dit cette affaire des rivalités sein du Vatican depuis l’arrivée du pape François ?
Christophe Dickès : Il est très difficile de répondre à cette question. Rappelons les faits. Une lettre du Pape émérite a été publiée par le service de communication du Saint-Siège sans que l’on sache vraiment si Benoît XVI avait donné son accord. Cette communication visait à établir une continuité entre les deux pontificats. Or, contre toute règle déontologique, cette lettre a été tronquée et donc objectivement manipulée : des parties floutées occultaient une grande partie de l’appréciation de Benoît XVI. Ce dernier a bien évidemment réagi en demandant à ce que sa lettre soit intégralement publiée. Mgr Vigano, en charge de la communication du Saint-Siège et au centre de cette affaire, n’a pas eu d’autre choix que de présenter sa démission au Saint-Père. Il avait réussi à mettre en porte-à faux le Pape et le Pape émérite ! Qu’il ait voulu délibérément ou non manipuler la lettre du Pape émérite à des fins de communication, l’erreur a été commise et elle est extrêmement grave. Surtout quand on connaît Benoît XVI qui pèse chacun de ses mots dans ses interventions.
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Quant aux rivalités que révèle cette affaire, elles sont très difficiles à discerner parce que la traditionnelle division entre conservateurs et progressistes est loin d’être évidente dans le petit monde romain. Permettez-moi cette comparaison de forme : François se trouve dans la même situation que le pape Pie X au début du XXe siècle. Étranger à une structure dont il n’a jamais été familier, le Pape argentin est entouré de fidèles qui mènent les réformes voulues. Ces derniers développent leurs idées sans se soucier de ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Jusqu’à mépriser toute opposition, comme le rappelait encore dernièrement le cardinal Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. En manipulant la lettre de Benoît XVI, il s’agissait de faire taire définitivement ceux qui ont des conceptions différentes à la fois sur la pastorale mais aussi l’ecclésiologie. Ce même genre de manipulation a eu lieu pendant le synode sur la famille comme l’a montré le livre remarquable du britannique Edward Pentin.
Dans votre dernier livre Le Vatican, vérités et légendes, vous soulignez le poids important des finances du Vatican dans la renonciation de Benoit XVI. Durant ces cinq ans, comment le pape François a mené ce nécessaire travail d’assainissement des finances vaticanes ?
Dès 2010, Benoît XVI avait entamé un travail d’assainissement des finances en créant une institution indépendante d’audit interne des flux financiers : l’Autorité d’information financière (AIF). Conjointement, le Pape avait publié une lettre apostolique sur la prévention et la lutte contre les activités illégales dans les domaines financiers et monétaires. En effet, même si le Vatican n’a jamais été considéré comme un paradis fiscal, l’absence de contrôle de sa banque a été une aubaine pour des activités peu recommandables depuis les années 1960. Mais assez rapidement, le cardinal Bertone, secrétaire d’État à l’époque, va placer l’AIF sous sa responsabilité, la vidant de facto de sa fonction propre ! Échaudé par ce climat délétère, amplifié par la fuite de documents internes confidentiels (l’affaire Vatileaks), les cardinaux ont élu le cardinal Bergoglio comme successeur de Pierre et lui ont donné comme feuille de route la réforme de la curie et de ses structures financières.
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Une des grandes décisions de François a été d’avoir transmis le pouvoir financier du Vatican et du Saint-Siège à un Secrétariat pour l’Économie qui ne rend des comptes qu’au Pape, sans l’intermédiaire donc du Secrétaire d’État. Ce dernier n’est plus le personnage tout puissant qu’il a été depuis la réforme de la curie de Paul VI. Placé à la tête du Secrétariat pour l’Économie — l’équivalent de nos ministères, le cardinal Pell n’a pas hésité à nettoyer les écuries d’Augias. Ainsi, un quart des comptes de la Banque du Vatican (I.O.R) ont été fermés parce qu’ils étaient considérés comme douteux ! C’est dire si le ver était dans le fruit ! Fin 2017, le Comité international d’experts qui évalue l’avancement des mesures contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Institut Moneyval) approuvait le troisième rapport d’avancement du Saint-Siège. Il regrettait cependant qu’aucune procédure judiciaire ait été lancée contre qui que ce soit. Or, depuis la mi-mars se tient le procès de deux anciens responsables de la banque, Angelo Caloia et de Gabriele Liuzzo…
Le pape François semble connaître également une forte opposition interne dans sa volonté de réforme de la Curie. Quels sont les objectifs de cette réforme et comment expliquer ces résistances au sein même de l’Église ?
La réforme de la curie consiste essentiellement à rationaliser et moderniser un appareil qui avait tendance à se disperser et dont la gestion était devenue trop complexe et coûteuse. Il y avait par exemple un chevauchement de plusieurs compétences entre des institutions qui ne communiquaient peu ou pas entre elles. De mon point de vue, ces réformes étaient nécessaires, mais les méthodes utilisées n’ont pas été bonnes.
L’exemple le plus flagrant est la réforme des structures de communication menée précisément par Mgr Vigano dont je parlais à l’instant. L’homme, considéré comme arrogant, n’a eu que faire des oppositions. Il est passé outre, suscitant bien des résistances dans un monde « ultra-conservateur », non pas dans le sens politique du terme, mais parce que les gens qui travaillent au Vatican avaient l’habitude que les choses se fassent avec prudence et dans le temps. Paul VI en 1967 et Jean Paul II en 1988 avaient réformé la curie, mais les changements se sont faits progressivement.
Dans les faits, il y eut un manque de pédagogie et il faut reconnaître que les discours du Pape contre la curie n’ont pas aidé. Ils donnent l’impression que cette réforme passe au forceps. Ce qui est mauvais. Tant pour l’image du Pape, que pour les gens qui travaillent au Vatican : quand vous faites correctement et fidèlement votre travail depuis des années et que, du jour au lendemain, sans explication, on vous impose de nouvelles habitudes, il me semble que vous devez bénéficier d’un minimum d’explications et de pédagogie.
Malgré les critiques des médias, s’il y a bien une continuité évidente entre Benoit XVI et François, c’est celle de la lutte contre la pédophilie au sein de l’Église. Qu’en est-il de cette question sensible après les cinq ans de pontificat du Pape argentin ?
Les crimes de pédophilie constituent le dossier le plus difficile des trois derniers pontificats. Benoit XVI a souhaité laver les souillures de l’Église dans une volonté réformatrice qui est tout à son honneur. François a continué l’œuvre. Dans les deux cas, les paroles sont là, tout comme les rencontres des victimes, la mise à jour de la législation, etc. C’est une évidence : Rome a fait un travail que bien des évêques n’ont pas su ou voulu faire. Rome a surtout fait les choses que peu d’institutions dans le monde ont réalisées.
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Mais tant pour Benoît XVI que pour François, on a assisté à une hypermédiatisation des affaires donnant l’impression que très peu était fait. Quand le juriste Claudio Papale et l’ancienne victime Marie Collins ont démissionné de la Commission pour l’enfance créée par le pape François, le malaise s’est profondément renforcé, révélant les luttes entre ladite Commission et la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui gère les enquêtes. Cela a révélé en quelque sorte qu’il est bien difficile de passer des paroles aux actes. L’affaire chilienne sur laquelle le Pape vient de reconnaître de « graves erreurs » le montre de façon flagrante.
Il me semble que le problème de la pédophilie dans l’Église ne peut se résoudre qu’à partir du moment où les conférences épiscopales réalisent ce travail de transparence, de tolérance zéro et d’accompagnement des victimes. Rome ne peut agir seule afin de faire appliquer les nouvelles normes sur les délits les plus graves dans l’Église. Le relais épiscopal est absolument essentiel.
Un récent sondage du Figaro montre une érosion de la popularité du Pape chez les catholiques français. Comment analysez-vous cette baisse de popularité ?
Je me méfie des sondages, d’autant que la popularité de François reste élevée. Mais je pense que ce n’est un secret pour personne que les propos du Pape sur les migrants ont dérouté bien des catholiques français alors qu’ils se situaient dans la continuité de ses prédécesseurs, de Pie XII à Benoît XVI. Cette question cache en fait la représentation que nous avons de ces populations en grande majorité musulmane. Le temps fait aussi son œuvre : il use la perception que l’on peut avoir des gouvernants. Et François n’y échappe pas. Nous avons aussi tendance à surévaluer le rôle du pape dans un monde médiatique qui le place au centre de tout. Or, tant le travail de décentralisation du pouvoir que celui de mise en place du principe de subsidiarité me semble important : l’Église a certes besoin d’une grande figure pontificale mais aussi et surtout de grands évêques.
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Quel regard le Saint-Père porte-t-il sur la France ? Peut-on espérer voir le pape François bientôt en visite dans notre pays ?
Vous pouvez tenter de lui poser la question mais je doute qu’il ne vous réponde. Mon analyse est la suivante : jusqu’à présent, le Pape n’a visité aucune grande capitale d’une grande nation européenne en dehors de Strasbourg et du Parlement européen. Cela indique plus qu’une tendance. Vous me répondrez en me disant qu’il peut très bien ne pas visiter Paris et choisir un « lieu périphérique » comme il aime tant le faire. Cela montrera que j’ai eu tort, que vous avez eu raison et que tout le monde — le Pape compris — peut changer d’avis ou réévaluer ses priorités.
Pour mieux comprendre François, le pape et ces cinq ans de pontificat, n’est il pas nécessaire de s’intéresser à Bergoglio, le jésuite ?
C’est une évidence. Mais il n’est pas seulement jésuite. Il est Argentin et donc Américain au sens continental du terme. Sa politique d’intervention en Amérique du Sud mais aussi sa vision géopolitique du continent, proche de celle de l’ancien président Barack Obama, nous rappellent ses origines. Le livre de Constance Colonna-Cesari sur la géopolitique du Pape (Le Seuil, 2017) est à cet égard capital, tout comme celui de Silvina Pérez et de Lucetta Scaraffia, François : le Pape américain (Presse de la Renaissance, 2016). On ne peut comprendre le pape François sans prendre en compte la théologie du peuple qui est une approche purement sud-américaine du monde. Une théologie qu’il faut différencier de la dimension marxiste de la théologie de la libération, et dont l’élément principal — la culture populaire face à une élite et à toutes formes d’idéologie — sous-tend la vision du Pape. Je me permets aussi de renvoyer vos lecteurs au chapitre de mon dernier livre sur les origines et la personnalité des papes : la personnalité du Pape doit-elle s’effacer derrière la charge ou, à l’inverse, la charge doit-elle prendre le dessus sur la personnalité ? Un Pape peut-il penser l’Église en fonction de ses origines ou bien des impératifs de sa charge ? La réponse à la question tient à mon sens, en fait, à un savant équilibre.
Le Vatican, vérités et légendes, Christophe Dickès, Éditions Perrin, mars 2018, 270 pages, 13 euros.