Dans un discours prononcé devant quelques 400 catholiques au collège des Bernardins à l’invitation de la Conférence des évêques (CEF), Emmanuel Macron a salué l’action de l’Église et appelé les catholiques s’engager. Retrouvez l’intégralité du discours du président de la République.
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Collège des Bernardins – 9 avril 2018
Monsieur le Ministre d’État,
Mesdames les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur le Nonce,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les représentants des cultes,
Monseigneur,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie vivement, Monseigneur, et je remercie la Conférence des évêques de France de cette invitation à m’exprimer ici ce soir, en ce lieu si particulier et si beau du Collège des Bernardins, dont je veux aussi remercier les responsables et les équipes.
Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, sans doute, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer.
Pour cela, il n’est pas d’autre moyen qu’un dialogue en vérité.
Ce dialogue est indispensable, et si je devais résumer mon point de vue, je dirais qu’une Église prétendant se désintéresser des questions temporelles n’irait pas au bout de sa vocation ; et qu’un président de la République prétendant se désintéresser de l’Église et des catholiques manquerait à son devoir.
L’exemple du colonel Beltrame par lequel, Monseigneur, vous venez d’achever votre propos, illustre ce point de vue d’une manière que je crois éclairante.
Beaucoup, lors de la journée tragique du 23 mars, ont cherché à nommer les ressorts secrets de son geste héroïque.
Les uns y ont vu l’acceptation du sacrifice ancrée dans sa vocation militaire.
Les autres y ont vu la manifestation d’une fidélité républicaine nourrie par son parcours maçonnique.
D’autres enfin, et notamment son épouse, ont interprété son acte comme la traduction de sa foi catholique ardente, prête à l’épreuve suprême de la mort.
Ces dimensions en réalité sont tellement entrelacées qu’il est impossible de les démêler, et c’est même inutile, car cette conduite héroïque c’est la vérité d’un homme dans toute sa complexité qui s’est livrée.
Mais dans ce pays de France qui ne ménage pas sa méfiance à l’égard des religions, je n’ai pas entendu une seule voix se lever pour contester cette évidence, gravée au cœur de notre imaginaire collectif et qui est celle-ci : lorsque vient l’heure de la plus grande intensité, lorsque l’épreuve commande de rassembler toutes les ressources qu’on a en soi au service de la France, la part du citoyen et la part du catholique brûlent, chez le croyant véritable, d’une même flamme.
Je suis convaincu que les liens les plus indestructibles entre la nation française et le catholicisme se sont forgés dans ces moments où est vérifiée la valeur réelle des hommes et des femmes. Il n’est pas besoin de remonter aux bâtisseurs de cathédrales et à Jeanne d’Arc : l’histoire récente nous offre mille exemples, depuis l’Union Sacrée de 1914 jusqu’aux résistants de 40, des Justes aux refondateurs de la République, des Pères de l’Europe aux inventeurs du syndicalisme moderne, de la gravité éminemment digne qui suivit l’assassinat du Père Hamel à la mort du colonel Beltrame. Oui, la France a été fortifiée par l’engagement des catholiques.
Disant cela, je ne m’y trompe pas. Si les catholiques ont voulu servir et grandir la France, s’ils ont accepté de mourir, ce n’est pas seulement au nom d’idéaux humanistes. Ce n’est pas au nom seulement d’une morale judéo-chrétienne sécularisée. C’est parce qu’ils étaient portés par leur foi en Dieu et par leur pratique religieuse.
Certains pourront considérer que de tels propos sont en infraction avec la laïcité. Mais après tout, nous comptons aussi des martyrs et des héros de toute confession et notre histoire récente nous l’a encore montré et y compris des athées, qui ont trouvé au fond de leur morale les sources d’un sacrifice complet. Reconnaître les uns n’est pas diminuer les autres, et je considère que la laïcité n’a certainement pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens.
Je suis, comme chef de l’État, garant de la liberté de croire et de ne pas croire, mais je ne suis ni l’inventeur ni le promoteur d’une religion d’État substituant à la transcendance divine un credo républicain. M’aveugler volontairement sur la dimension spirituelle que les catholiques investissent dans leur vie morale, intellectuelle, familiale, professionnelle, sociale, ce serait me condamner à n’avoir de la France qu’une vue partielle ; ce serait méconnaître le pays, son histoire, ses citoyens ; et affectant l’indifférence, je dérogerais à ma mission.
Et cette même indifférence je ne l’ai pas davantage à l’égard de toutes les confessions qui aujourd’hui habitent notre pays.
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Et c’est bien parce que je ne suis pas indifférent, que je perçois combien le chemin que l’État et l’Église partagent depuis si longtemps, est aujourd’hui semé de malentendus et de défiance réciproques.
Ce n’est certes pas la première fois dans notre histoire. Il est de la nature de l’Église d’interroger constamment son rapport au politique, dans cette hésitation parfaitement décrite par Marrou dans sa Théologie de l’histoire, et l’histoire de France a vu se succéder des moments où l’Église s’installait au cœur de la cité, et des moments où elle campait hors-les-murs.
Mais aujourd’hui, dans ce moment de grande fragilité sociale, quand l’étoffe même de la nation menace de se déchirer, je considère de ma responsabilité de ne pas laisser s’éroder la confiance des catholiques à l’égard de la politique – et des politiques. Je ne puis me résoudre à cette déprise. Et je ne saurais laisser s’aggraver cette déception.
C’est d’autant plus vrai que la situation actuelle est moins le fruit d’une décision de l’Église que le résultat de plusieurs années pendant lesquels les politiques ont profondément méconnu les catholiques de France.
Ainsi, d’un côté, une partie de la classe politique a sans doute surjoué l’attachement aux catholiques, pour des raisons qui n’étaient souvent que trop évidemment électoralistes.
Ce faisant, on a réduit les catholiques à cet animal étrange qu’on appelle l’« électorat catholique » et qui est en réalité une sociologie. Et l’on a ainsi fait le lit d’une vision communautariste contredisant la diversité et la vitalité de l’Église de France, mais aussi l’aspiration du catholicisme à l’universel – comme son nom l’indique – au profit d’une réduction catégorielle assez médiocre.
De l’autre côté, on a trouvé toutes les raisons de ne pas écouter les catholiques, les reléguant par méfiance acquise et par calcul au rang de minorité militante contrariant l’unanimité républicaine.
Pour des raisons à la fois biographiques, personnelles et intellectuelles, je me fais une plus haute idée des catholiques. Et il ne me semble ni sain ni bon que le politique se soit ingénié avec autant de détermination soit à les instrumentaliser, soit à les ignorer, alors que c’est d’un dialogue et d’une coopération d’une toute autre tenue, d’une contribution d’un tout autre poids à la compréhension de notre temps et à l’action dont nous avons besoin pour faire que les choses évoluent dans le bon sens.
C’est ce que votre belle allocution a bien montré, Monseigneur. Les préoccupations que vous venez de soulever, et je tâcherai pour quelques-unes d’y répondre ou d’y apporter un éclairage provisoire, ces préoccupations ne sont pas les fantasmes de quelques-uns. Les questions qui sont les vôtres ne se bornent pas aux intérêts d’une communauté restreinte. Ce sont des questions pour nous tous, pour toute la nation, pour notre humanité tout entière.
Ce questionnement intéresse toute la France non parce qu’il est spécifiquement catholique, mais parce qu’il repose sur une idée de l’homme, de son destin, de sa vocation, qui sont au cœur de notre devenir immédiat. Parce qu’il entend offrir un sens et des repères à ce qui trop souvent en manque.
C’est parce que j’entends faire droit à ces interrogations que je suis ici ce soir. Et pour vous demander solennellement de ne pas vous sentir aux marches de la République, mais de retrouver le goût et le sel du rôle que vous y avez toujours joué.
Je sais que l’on a débattu comme du sexe des anges des racines chrétiennes de l’Europe. Et que cette dénomination a été écartée par les parlementaires européens. Mais après tout, l’évidence historique se passe parfois de symboles. Et surtout, ce ne sont pas les racines qui nous importent, car elles peuvent aussi bien être mortes. Ce qui importe, c’est la sève. Et je suis convaincu que la sève catholique doit contribuer encore et toujours à faire vivre notre nation.
C’est pour tenter de cerner cela que je suis ici ce soir. Pour vous dire que la République attend beaucoup de vous. Elle attend très précisément, si vous m’y autorisez, que vous lui fassiez trois dons,
Le don de votre sagesse.
Le don de votre engagement.
Et le don de votre liberté.
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L’urgence de notre politique contemporaine, c’est de retrouver son enracinement dans la question de l’homme ou, pour parler avec Mounier, de la personne.
Nous ne pouvons plus, dans le monde tel qu’il va, nous satisfaire d’un progrès économique ou scientifique qui ne s’interroge pas sur son impact sur l’humanité et sur le monde. C’est ce que je suis allé dire à la tribune des Nations unies à New York, mais aussi à Davos ou encore au Collège de France il y a quelques jours lorsque j’y ai parlé d’intelligence artificielle : nous avons besoin de donner un cap à notre action, et ce cap, c’est l’homme.
Or il n’est pas possible d’avancer sur cette voie sans croiser le chemin du catholicisme, qui depuis des siècles creuse patiemment ce questionnement. Il le creuse dans son questionnement propre, dans un dialogue avec les autres religions. Questionnement qui lui donne la forme d’une architecture, d’une peinture, d’une philosophie, d’une littérature, qui toutes tentent, de mille manières, d’exprimer la nature humaine et le sens de la vie. « Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme », dit Pascal de la religion chrétienne. Et certes, d’autres religions, d’autres philosophies ont creusé le mystère de l’homme. Mais la sécularisation ne saurait éliminer la longue tradition chrétienne.
Au cœur de cette interrogation sur le sens de la vie, sur la place que nous réservons à la personne, sur la façon dont nous lui conférons sa dignité, vous avez, Monseigneur, placé deux sujets de notre temps : la bioéthique et le sujet des migrants.
Vous avez ainsi établi un lien intime entre des sujets que la politique et la morale ordinaires auraient volontiers traités à part. Vous considérez que notre devoir est de protéger la vie, en particulier lorsque cette vie est sans défense. Entre la vie de l’enfant à naître, celle de l’être parvenu au seuil de la mort, ou celle du réfugié qui a tout perdu, vous voyez ce trait commun du dénuement, de la nudité et de la vulnérabilité absolue. Ces êtres sont exposés. Ils attendent tout de l’autre, de la main qui se tend, de la bienveillance qui prendra soin d’eux. Ces deux sujets mobilisent notre part la plus humaine et la conception même que nous nous faisons de l’humain. Et cette cohérence s’impose à tous.
Alors j’ai entendu, Monseigneur, Mesdames et Messieurs, les inquiétudes montant du monde catholique. Et je veux ici tenter d’y répondre, ou en tout cas d’y donner notre part de vérité et de conviction.
Sur les migrants, on nous reproche parfois de ne pas accueillir avec assez de générosité ni de douceur. De laisser s’installer des cas préoccupants dans les centres de rétention ou de refouler les mineurs isolés. On nous accuse même de laisser prospérer des violences policières.
Mais à dire vrai, que sommes-nous en train de faire ? Nous tentons dans l’urgence de mettre un terme à des situations dont nous avons parfois hérité et qui se développent à cause de l’absence de règles, de leur mauvaise application, ou de leur mauvaise qualité – et je pense ici aux délais de traitement administratifs mais aussi aux conditions d’octroi de titres de réfugiés.
Notre travail, celui que conduit chaque jour le ministre d’État, est de sortir du flou juridique des gens qui s’y égarent et qui espèrent en vain, qui tentent de reconstruire quelque chose ici, puis qui sont expulsés, cependant que d’autres, qui pourraient faire leur vie chez nous, souffrent des conditions d’accueil dégradées dans des centres débordés.
C’est la conciliation du droit et de l’humanité que nous tentons. Le pape François a donné un nom à cet équilibre, il l’a appelé « prudence », faisant de cette vertu aristotélicienne celle du gouvernant, confronté bien sûr à la nécessité humaine d’accueillir mais également à celle politique et juridique d’héberger et d’intégrer. C’est le cap de cet humanisme réaliste que j’ai fixé.
Il y aura toujours des situations difficiles, il y aura parfois des situations inacceptables et il nous faudra, à chaque fois, ensemble, tout faire pour les résoudre. Mais je n’oublie pas non plus que nous portons aussi la responsabilité des territoires souvent difficiles où ces réfugiés arrivent. Nous savons que les afflux de populations nouvelles plongent la population locale dans l’incertitude, la pousse vers des options politiques extrêmes, déclenche souvent un repli qui tient du réflexe de protection. Une forme d’angoisse quotidienne se fait jour qui crée comme une concurrence des misères.
Notre exigence est justement dans une tension éthique permanente de tenir ces principes. Celui d’un humanisme qui est le nôtre et de ne rien renoncer, en particulier pour protéger les réfugiés. C’est notre devoir moral et c’est inscrit dans notre Constitution. Nous engager clairement pour que l’ordre républicain soit maintenu et que cette protection des plus faibles ne signifie pas pour autant l’anomie et l’absence de discernement car il y a aussi des règles qu’il faudra faire valoir. Et pour que des places soient trouvées, comme c’était dit tout à l’heure dans les centres d’hébergement, ou dans les situations les plus difficiles, il faut aussi accepter que prenant notre part de cette misère, nous ne pouvons pas la prendre tout entière sans distinction des situations. et il nous faut aussi tenir la cohésion nationale de notre pays, où parfois d’aucuns ne parlent plus de cette générosité que nous évoquons ce soir mais ne veulent voir que la part effrayante de l’autre. Et nourrissent ce geste pour porter plus loin leur projet.
C’est bien parce que nous avons à tenir ces principes parfois contradictoires, dans une tension constante, que j’ai voulu que nous portions cet humanisme réaliste et que je l’assume pleinement devant vous.
Là où nous avons besoin de votre sagesse, c’est pour partout tenir ce discours d’humanisme réaliste. C’est pour conduire à l’engagement de celles et ceux qui pourront nous aider et c’est d’éviter les discours du pire, la montée des peurs qui continueront de se nourrir de cette part de nous, car les flux massifs dont vous avez parlé et dont je parle à l’instant ne se tariront pas d’ici demain. Ils sont le fruit de grands déséquilibres du monde et qu’il s’agisse des conflits politiques, qu’il s’agisse de la misère économique et sociale ou des défis climatiques, ils continueront à alimenter dans les années et les décennies qui viennent des grandes migrations auxquelles nous serons confrontés. et il nous faudra continuer à tenir inlassablement ce cap. À constamment tenter de tenir nos principes au réel. Et je ne céderai en la matière ni aux facilités des uns, ni aux facilités des autres. Car ce serait manquer à ma mission.
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Sur la bioéthique, on nous soupçonne de jouer parfois un agenda caché. De connaître d’avance les résultats d’un débat qui ouvrira de nouvelles possibilités dans la procréation assistée, ouvrant la porte à des pratiques qui irrésistiblement s’imposeront ensuite, comme la Gestation Pour Autrui. Et certains se disent que l’introduction dans ces débats de représentants de l’Église catholique, comme de l’ensemble des représentants des cultes, comme je m’y suis engagé dès le début de mon mandat est un leurre, destiné à diluer la parole de l’Église ou à la prendre en otage.
Vous le savez, j’ai décidé que l’avis du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE), Monsieur le président, n’était pas suffisant et qu’il fallait l’enrichir d’avis de responsables religieux. Et j’ai souhaité aussi que ce travail sur les lois bioéthiques, que notre droit nous impose de revoir, puisse être nourri d’un débat organisé par le CCNE mais où toutes les familles – philosophique, religieuse, politique –, et notre société auront à s’exprimer de manière pleine et entière. C’est parce que je suis convaincu que nous ne sommes pas là face à un problème simple qui pourrait se trancher par une loi seule. Mais nous sommes parfois face à des débats moraux, éthiques profonds qui touchent au plus intime de chacun d’entre nous.
J’entends l’Église lorsqu’elle se montre rigoureuse sur les fondations humaines de toute évolution technique. J’entends votre voix lorsqu’elle nous invite à ne rien réduire à cet agir technique dont vous avez parfaitement montré les limites. J’entends la place essentielle que vous donnez à notre société à la famille, aux familles, oserais-je dire. J’entends aussi ce souci de savoir conjuguer la filiation avec les projets que des parents peuvent avoir pour leurs enfants.
Nous sommes aussi confrontés à une société où les formes de la famille évoluent radicalement, où le statut de l’enfant parfois se brouille. Et nos concitoyens rêvent de fonder des cellules familiales. Or aujourd’hui nos concitoyens rêvent de fonder des cellules familiales de modèle traditionnel à partir de schémas familiaux qui le sont moins. J’entends les revendications que formulent les instances catholiques, les associations catholiques, mais là encore, certains principes énoncés par l’Église sont confrontés à des réalités contradictoires et complexes, qui traversent les catholiques eux-mêmes.
Tous les jours, tous les jours, les mêmes associations catholiques et les prêtres, accompagnent des familles monoparentales, des familles divorcées, des familles homosexuelles, des familles recourant à l’avortement, à la fécondation in vitro, à la PMA, des familles confrontées à l’état végétatif d’un des leurs, des familles où l’un croit et l’autre non, apportant dans la famille la déchirure des choix spirituels et moraux. Et cela, je le sais, c’est votre quotidien aussi.
L’Église accompagne inlassablement ces situations délicates et tente de concilier ses principes et le réel. C’est pourquoi je ne suis pas en train de dire que l’expérience du réel défait ou invalide les positions adoptées par l’Église.
Je dis que simplement que, là aussi, il faut trouver la limite. Car la société est ouverte à tous les possibles, mais la manipulation et la fabrication du vivant ne peuvent s’étendre à l’infini sans remettre en cause l’idée même de l’homme et de la vie. Ainsi, le politique et l’Église partagent cette mission de mettre les mains dans la glaise du réel, de se confronter tous les jours à ce que le temporel a, si j’ose dire, de plus temporel.
Et c’est souvent dur, compliqué, exigeant et imparfait. Et les solutions ne viennent pas d’elles-mêmes. Elles naissent de l’articulation entre ce réel et une pensée, un système de valeur, une conception du monde. Elles sont, bien souvent, le choix du moindre mal, toujours précaire. Et cela aussi est exigeant, et difficile.
C’est pourquoi, en écoutant l’Église sur ces sujets, nous ne haussons pas les épaules. Nous écoutons une voix qui tire sa force du réel et sa clarté d’une pensée où la raison dialogue avec une conception transcendante de l’homme. Nous l’écoutons avec intérêt, avec respect et même nous pouvons faire nôtres nombre de ses points. Mais cette voix de l’Église, nous savons au fond vous et moi qu’elle ne peut être injonctive. Parce qu’elle est faite de l’humilité de ceux qui pétrissent le temporel. Elle ne peut dès lors être que questionnante. Et sur tous ces sujets, et en particulier sur ces deux sujets que je viens d’évoquer, parce qu’ils se construisent en profondeur dans ces tensions éthiques, entre nos principes, parfois nos idéaux et le réel nous ramènent à l’humilité profonde de notre condition
L’État et l’Église appartiennent à deux ordres institutionnels différents, qui n’exercent pas leur mandat sur le même plan. Mais tous deux exercent une autorité et même une juridiction. Ainsi, nous avons chacun forgé nos certitudes et nous avons le devoir de les formuler clairement, pour établir des règles, car c’est notre devoir d’état. Aussi le chemin que nous partageons pourrait se réduire à n’être que le commerce de nos certitudes.
Mais nous savons aussi, vous comme nous, que notre tâche va au-delà. Nous savons qu’elle est de faire vivre le souffle de ce que nous servons, d’en faire grandir la flamme, même si c’est difficile et surtout si c’est difficile. Nous devons constamment nous soustraire à la tentation d’agir en simples gestionnaires de ce qui nous a été confié.
Et c’est pourquoi notre échange doit se fonder non sur la solidité de certaines certitudes, mais sur la fragilité de ce qui nous interroge, et parfois nous désempare. Nous devons oser fonder notre relation sur le partage de ces incertitudes. C’est-à-dire sur le partage des questions, et singulièrement des questions de l’homme.
C’est là que notre échange a toujours été le plus fécond : dans la crise, face à l’inconnu, face au risque, dans la conscience partagée du pas à franchir, du pari à tenter. Et c’est là que la nation s’est le plus souvent grandie de la sagesse de l’Église, car voilà des siècles et des millénaires que l’Église tente ses paris, et ose son risque. C’est par là qu’elle a enrichi la nation.
C’est cela, si vous m’y autorisez, la part catholique de la France. C’est cette part qui dans l’horizon séculier instille tout de même la question intranquille du salut, que chacun, qu’il croie ou ne croie pas, interprétera à sa manière, mais dont chacun pressent qu’elle met en jeu sa vie entière, le sens de cette vie, la portée qu’on lui donne et la trace qu’elle laissera.
Cet horizon du salut a certes totalement disparu de l’ordinaire des sociétés contemporaines, mais c’est un tort, et l’on voit à bien à des signes qu’il demeure enfoui. Chacun a sa manière de la nommer, de le transformer, de le porter. Mais c’est tout à la fois la question du sens et de l’absolu dans nos sociétés. Que l’incertitude du salut apporte à toutes les vies, même les plus résolument matérielles, comme un tremblé, au sens pictural du terme est une évidence. Paul Ricœur, si vous m’autorisez à le citer ce soir, a trouvé les mots justes dans une conférence prononcée à Amiens en 1967 : « maintenir un but lointain pour les hommes, appelons-le un idéal, en un sens moral, et une espérance, en un sens religieux. »
Ce soir-là, face à un public où certains avaient la foi, et d’autres non, Paul Ricœur invita son auditoire à dépasser ce qu’il appela « la prospective sans perspective » avec cette formule qui, je n’en doute pas, nous réunira tous ici ce soir : « Viser plus, demander plus. C’est cela l’espoir ; il attend toujours plus que de l’effectuable. »
Ainsi, l’Église n’est pas à mes yeux cette instance que trop souvent on caricature en gardienne des bonnes mœurs. Elle est cette source d’incertitude qui parcourt toute vie, et qui fait du dialogue, de la question, de la quête, le cœur même du sens, même parmi ceux qui ne croient pas.
C’est pour cela que le premier don que je vous demande est celui de l’humilité du questionnement, le don de cette sagesse qui trouve son enracinement dans la question de l’homme et donc dans les questions que l’homme se pose. Car c’est cela, l’Église à son meilleur, c’est celle qui dit « frappez, et l’on vous ouvrira », qui se pose en recours et en voix amie dans un monde où le doute, l’incertain, le changeant sont de règle, où le sens toujours échappe, et toujours se reconquiert. C’est une Église dont je n’attends pas des leçons, mais plutôt cette sagesse d’humilité face en particulier à ces deux sujets que vous avez souhaité évoquer, et que je viens d’esquisser en réponse. Parce que nous ne pouvons avoir qu’un horizon commun, et en cherchant chaque jour à faire du mieux, à accepter au fond la part d’intranquillité irréductible qui va avec notre action.
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Questionner, ce n’est pas pour autant refuser d’agir. C’est au contraire tenter de rendre l’action conforme à des principes qui la précèdent et la fondent. Et c’est cette cohérence entre pensée et action qui fait la force de cet engagement que la France attend de vous. Ce deuxième don dont je souhaitais vous parler.
Ce qui grève notre pays, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce n’est pas seulement la crise économique. C’est le relativisme. C’est même le nihilisme. C’est tout ce qui laisse à penser que cela n’en vaut pas la peine. Pas la peine d’apprendre. Pas la peine de travailler. Et surtout pas la peine de tendre la main, et de s’engager au service de plus grand que soi.
Le système progressivement a enfermé nos concitoyens dans l’à-quoi bon, en ne rémunérant plus vraiment le travail ou plus tout à fait, en décourageant l’initiative, en protégeant mal les plus fragiles, en assignant à résidence les plus défavorisés et en considérant que l’ère post-moderne dans laquelle nous étions arrivés était l’ère du grand doute, qui permettait de renoncer à tout absolu.
C’est dans ce contexte de décrue des solidarités et de l’espoir que les catholiques se sont massivement tournés vers l’action associative. Vers l’engagement.
Vous êtes aujourd’hui une composante majeure de cette partie de la nation qui a décidé de s’occuper de l’autre partie, nous en avons vu des témoignages très émouvants tout à l’heure, celle des malades, des isolés, des déclassés, des vulnérables, des abandonnés, des handicapés, des prisonniers, quels que soient leur appartenance ethnique ou religieuse. (…) Les Français ne mesurent pas toujours cette mutation de l’engagement catholique. Vous êtes passés des activités de travailleurs sociaux à celles de militants associatifs se tenant auprès de la part fragile de notre pays, que les associations où les catholiques s’engagent soient explicitement catholiques ou pas, comme les Restos du Cœur.
Je crains que les politiques ne se soient trop longtemps conduits comme si cet engagement était un acquis. Comme si c’était normal. Comme si le pansement ainsi posé par les catholiques, et par tant d’autres, sur la souffrance sociale dédouanait une certaine impuissance publique.
Je voudrais saluer avec infiniment de respect toutes celles et tous ceux qui ont fait ce choix sans compter leur temps ni leur énergie. Et permettez-moi aussi de saluer tous ces prêtres et ces religieux qui de cet engagement ont fait leur vie, et qui chaque jour dans les paroisses françaises accueillent, échangent, œuvrent au plus près des détresses ou des malheurs, ou partagent la joie des familles lors des événements heureux. Parmi eux se trouvent aussi les aumôniers aux armées ou dans nos prisons, et je salue ici leur représentant. Eux aussi sont des engagés. Et permettez-moi d’associer ce faisant, également, tous les engagés des autres religions, dont les représentants sont ici présents et qui partagent cette communauté d’engagement avec vous.
Cet engagement est vital pour la France. Et par-delà les appels, les injonctions, les interpellations que vous nous adressez pour nous dire de faire plus, de faire mieux, je sais, nous savons tous, que le travail que vous accomplissez n’est pas un pis-aller, mais une part du ciment même de notre cohésion nationale.
Ce don de l’engagement n’est pas seulement vital, il est exemplaire.
Mais je suis venu vous appeler à faire davantage encore.
Car, ce n’est pas un mystère, l’énergie consacrée à cet engagement associatif a été aussi largement soustraite à l’engagement politique.
Or je crois que la politique, si décevante qu’elle ait pu être aux yeux de certains, si desséchante parfois, aux yeux d’autres, a besoin de l’énergie des engagés, de votre énergie. Elle a besoin de l’énergie de ceux qui donnent du sens à l’action et qui placent en son cœur une forme d’espérance.
Plus que jamais l’action politique a besoin de ce que la philosophe Simone Weil appelait l’effectivité. C’est-à-dire cette capacité à faire exister dans le réel les principes fondamentaux qui structurent la vie morale, intellectuelle et, dans le cas des croyants, spirituelle.
C’est ce qu’ont apporté à la politique française les grandes figures que furent le général de Gaulle, Georges Bidault, Robert Schuman, Jacques Delors, ou encore les grandes consciences françaises qui ont éclairé l’action politique, comme Clavel, Mauriac, Lubac, Marrou… Et ce n’est pas une pratique théocratique ni une conception religieuse du pouvoir qui s’est fait jour, mais une exigence chrétienne importée dans le champ laïc de la politique.
Cette place aujourd’hui est à prendre. Non parce qu’il faudrait à la politique française son quota de catholiques, de protestants, de juifs ou de musulmans, non, ni parce que les responsables politiques de qualité ne se recruteraient que dans les rangs des gens de foi, mais parce que cette flamme commune dont je parlais tout à l’heure à propos d’Arnaud Beltrame fait partie de notre histoire et de ce qui toujours a guidé notre pays. Le retrait ou la mise sous le boisseau de cette lumière n’est pas une bonne nouvelle.
C’est pourquoi, depuis le point de vue qui est le mien, un point de vue de chef d’État, un point de vue laïc, je dois me soucier que ceux qui travaillent au cœur de la société française, ceux qui s’engagent pour soigner ses blessures et consoler ses malades, aient aussi une voix sur la scène politique. Sur la scène politique nationale comme sur la scène politique européenne. Ce à quoi je veux vous appeler ce soir, c’est à vous engager politiquement, dans notre débat national et dans notre débat européen. car votre foi est une part d’engagement dont ce débat a besoin. Et parce que, historiquement, vous l’avez toujours nourri.
Car l’effectivité implique de ne pas déconnecter l’action individuelle de l’action politique et publique.
A ce propos, il me faut rappeler la clarté parfaite du texte proposé par la Conférence des évêques en novembre 2016 en vue de l’élection présidentielle, intitulé « Retrouver le sens du politique ».
J’avais fondé En Marche ! quelques mois plus tôt et sans vouloir engager, Monseigneur, une querelle de droits d’auteur, j’y ai lu ces phrases dont la consonance avec ce qui a guidé mon engagement m’a alors frappé. Il y est ainsi écrit que, je cite, « Nous ne pouvons pas laisser notre pays voir ce qui le fonde risquer de s’abîmer gravement, avec toutes les conséquences qu’une société divisée peut connaître. C’est à un travail de refondation auquel il nous faut, ensemble, nous atteler. »
Recherche du sens, de nouvelles solidarités, mais aussi espoir dans l’Europe, ce document énumère tout ce qui peut porter un citoyen à s’engager, et s’adresse au catholique en liant avec simplicité la foi à l’engagement politique, par cette formule, que je cite : « Le danger serait d’oublier ce qui nous a construits, ou à l’inverse de rêver du retour à un âge d’or imaginaire ou d’aspirer à une Église de purs et à une contre-culture située en dehors du monde, en position de surplomb et de juge. »
Depuis trop longtemps, le champ politique était devenu un théâtre d’ombres. Et aujourd’hui encore, le récit politique emprunte trop souvent aux schémas les plus éculés et les plus réducteurs, semblant ignorer le souffle de l’Histoire et ce que le retour du tragique dans notre monde contemporain exige de nous.
Je pense pour ma part que nous pouvons construire une politique effective, une politique qui échappe au cynisme ordinaire pour graver dans le réel ce qui doit être le premier devoir du politique, je veux dire la dignité de l’homme.
Je crois en un engagement politique qui serve cette dignité. Qui la reconstruise où elle a été bafouée. Qui la préserve où elle est menacée. Qui en fasse le trésor véritable de chaque citoyen.
Je crois dans cet engagement politique qui permette de restaurer la première des dignités, celle de vivre de son travail. Je crois dans cet engagement politique qui permet de redresser la dignité la plus fondamentale, la dignité des plus fragiles. celle qui justement ne se résout à aucune fatalité sociale, et vous en avez été des exemples magnifiques tous les six, à l’instant, et qui considère que faire œuvre d’engagement politique c’est aussi changer les pratiques là où on est de la société, et son regard.
Les six voix que nous avons entendues au début de cette soirée, ce sont six voix d’engagement, qui a en lui une forme d’engagement politique, qui ne suppose qu’à poursuivre ce chemin pour trouver aussi d’autres débouchés, mais où à chaque fois j’ai voulu lire ce refus d’une fatalité, cette volonté de s’occuper de l’autre, et surtout cette volonté par la considération apportée, d’une conversion des regards.
C’est cela l’engagement dans une société. C’est donner de son temps, de son énergie, c’est considérer que la société n’est pas un corps mort qui ne serait modifiable soit que par des politiques publiques ou des textes, soit qui ne serait soumis qu’à la fatalité des temps, c’est que tout peut être changé, si on décide de s’engager, de faire, et par son action, de changer son regard, par, son action de donner une chance à l’autre, mais aussi de nous révéler à nous-même que cet autre nous transforme.
On parle beaucoup aujourd’hui d’inclusivité. Ça n’est pas un très joli mot et je ne suis pas sûr qu’il soit toujours compris par toutes et tous. Mais il veut dire cela. Ce que nous tentons de faire sur l’autisme, sur le handicap, ce que je veux que nous poursuivions pour restaurer la dignité de nos prisonniers. Ce que je veux que nous poursuivions pour la dignité des plus fragiles dans nos sociétés, c’est de simplement considérer qu’il y a toujours un autre, à un moment donné de sa vie auquel il peut quelque chose ou auquel il ne peut rien, que cet autre a quelque chose à apporter à la société.
Allez voir une classe ou une crèche, nous étions il y a quelques jours, où l’on place des jeunes enfants ayant des troubles autistiques et vous verrez ce qu’ils apportent aux autres enfants. Et je vous le dis monsieur, ne pensez pas simplement qu’on vous aide, nous avons vu tout à l’heure dans l’émotion de votre frère, tout ce que vous lui avez apporté et qu’aucun autre n’aurait pu apporter. Cette conversion du regard seul l’engagement la rend possible. Et au cœur de cet engagement, une indignation profonde, humaniste, éthique. Et notre société politique en a besoin.
Et cet engagement que vous portez, j’en ai besoin pour notre pays comme j’en ai besoin pour notre Europe. Parce que notre principal risque aujourd’hui, c’est l’anomie, c’est l’atonie, c’est l’assoupissement. Nous avons trop de nos concitoyens qui pensent que ce qui est acquis est devenu naturel, qui oublient les grands basculements auxquels notre société et notre continent sont aujourd’hui soumis. Ils veulent penser que cela n’a jamais été, oubliant que notre Europe ne vit qu’au début d’une parenthèse dorée qui n’a que 70 ans de paix, elle qui a toujours été bousculé par des guerres. trop de nos concitoyens pensent que la fraternité dont on parle, c’est une question d’argent publique et de politique publique, et qu’ils n’auraient pas leur part indispensable Tous ces combats qui sont au cœur de l’engagement politique contemporain. Les parlementaires ici présents les portent dans leur part de vérité, qu’il s’agisse de lutter contre le réchauffement climatique, de lutter pour une Europe qui protège, et qui revisite ses ambitions pour une société plus juste, mais ils ne seront pas possibles si à tous les niveaux de la société, ils ne sont accompagnés d’un engagement politique profond, un engagement politique auquel j’appelle les catholiques, pour notre pays et pour notre Europe.
Le don de l’engagement que je vous demande, c’est celui-ci : ne restez pas au seuil. Ne renoncez pas à la République que vous avez si fortement contribué à forger. Ne renoncez pas à cette Europe, dont vous avez nourri le sens. Ne laissez pas en friche les terres que vous avez semées. Ne retirez pas à la République la rectitude précieuse que tant de fidèles anonymes apportent à leur vie de citoyen.
Il y a au cœur de cet engagement dont notre pays a besoin la part d’indignation et de confiance dans l’avenir que vous pouvez apporter.
Cependant, pour vous rassurer, ce n’est pas un enrôlement que je suis venu vous proposer. Et je suis même venu vous demander un troisième don que vous pouvez faire à la nation, c’est précisément celui de votre liberté.
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Partager le chemin, ce n’est pas toujours marcher du même pas.
Je me souviens de ce joli texte où Emmanuel Mounier explique que l’Église, en politique, a toujours été à la fois en avance et en retard. Jamais tout à fait contemporaine. Jamais tout à fait de son temps. Cela fait grincer quelques dents.
Mais il faut accepter ce contretemps. Il faut accepter que tout, dans notre monde, n’obéisse pas au même rythme. Et la première liberté dont l’Église peut faire don, c’est d’être intempestive. Certains la trouveront réactionnaire. D’autres, sur d’autres sujets, bien trop audacieuse. Je crois simplement qu’elle doit être un de ces points fixes dont notre humanité a besoin au creux de ce monde devenu oscillant. Un de ces repères qui ne cède pas à l’humeur des temps.
C’est pourquoi, Monseigneur, Mesdames et Messieurs, il nous faudra vivre cahin-caha avec votre côté intempestif et la nécessité que j’aurais d’être dans le temps du pays. Et c’est ce déséquilibre constant qui nous fera ensemble cheminer.
« La vie active, disait Grégoire, est service, la vie contemplative est une liberté » : je voudrais ce soir, en rappelant l’importance de cette part intempestive, et de ce point fixe que vous pouvez représenter, avoir une pensée pour toutes celles et tous ceux qui se sont engagés dans une vie recluse, ou une vie communautaire, une vie de prière et de travail. Même si elle semble pour certains à contretemps, ce type de vie est aussi l’exercice d’une liberté. Elle démontre que le temps de l’Église n’est pas celui du monde et certainement pas celui de la politique telle qu’elle va, et c’est très bien ainsi.
Ce que j’attends que l’Église nous offre, c’est aussi sa liberté de parole. Nous avons parlé des alertes lancées par les associations ou par l’épiscopat. Je songe aussi aux monitions du Pape, qui trouve dans une adhésion constante au réel de quoi rappeler les exigences de la condition humaine. Cette liberté de parole, dans une époque où les droits font florès, présente souvent la particularité de rappeler les devoirs de l’homme. Envers soi-même, son prochain, ou envers notre planète.
La simple mention des devoirs qui s’imposent à nous est parfois irritante. Cette voix qui sait dire ce qui fâche, nos concitoyens l’entendent, même s’ils sont éloignés de l’Église. C’est une voix qui n’est pas dénuée de cette ironie « parfois tendre, parfois glacée » dont parlait Jean Grosjean dans son commentaire de Paul. Une voix qui sait comme peu d’autres subvertir les certitudes, jusque dans ses rangs.
Cette voix qui se fait tantôt révolutionnaire, tantôt conservatrice, et souvent les deux à la fois, comme le disait Lubac dans ses Paradoxes, est importante pour notre société. Il faut être très libre pour oser être paradoxal, et il faut être paradoxal pour être vraiment libre. C’est ce que nous rappellent les meilleurs écrivains catholiques, de Maurice Clavel à Alexis Jenni, de Georges Bernanos à Sylvie Germain, de Paul Claudel à François Sureau, de François Mauriac à Florence Delay, de Julien Green à Christiane Rancé.
Dans cette liberté de parole, de regard qui est le leur, nous trouvons une part de ce qui peut éclairer notre société. Et dans cette liberté de parole, je range la volonté de l’Église d’initier, d’entretenir et de renforcer le libre dialogue avec l’islam dont le monde a tant besoin, et que vous avez évoqué.
Car il n’est pas de compréhension de l’islam qui ne passe par des clercs, comme il n’est pas de dialogue interreligieux sans les religions.
Ces lieux en sont le témoin : le pluralisme religieux est une donnée fondamentale de notre temps. Mgr Lustiger en avait eu l’intuition forte lorsqu’il a voulu faire revivre le Collège des Bernardins pour accueillir tous les dialogues. L’histoire lui a donné raison. Il n’y a pas plus urgent aujourd’hui qu’accroître la connaissance mutuelle des peuples, des cultures, des religions. Et il n’y a d’autre moyen pour cela que la rencontre, par la voix, mais aussi par les livres, et par le travail partagé, toutes choses dont Benoît XVI avait raconté l’enracinement dans la pensée cistercienne lors de son passage ici en 2008.
Ce partage s’exerce en pleine liberté, chacun dans ses termes et ses références. Il est le socle indispensable du travail que l’État de son côté doit mener pour penser toujours à nouveaux frais la place des religions dans la société et la relation entre religions, société et puissance publique. Et pour cela, je compte beaucoup sur vous, sur vous tous, pour nourrir ce dialogue, et l’enraciner dans notre histoire commune, qui a ses particularités, mais dont la particularité est d’avoir justement toujours attaché à la nation française cette capacité à penser les universels. Ce partage, ce travail, nous le menons résolument, après tant d’années d’hésitation ou de renoncement. Et les mois à venir seront décisifs à cet égard.
Ce partage que vous entretenez est d’autant plus important que les chrétiens payent de leur vie leur attachement au pluralisme religieux. Je pense aux chrétiens d’Orient. Le politique partage avec l’Église la responsabilité de ces persécutés. Car non seulement nous avons hérité historiquement du devoir de les protéger, mais nous savons que partout où ils sont, ils sont l’emblème de la tolérance religieuse. Je tiens à saluer le travail admirable accompli par des mouvements comme l’Œuvre d’Orient, Caritas France et la Communauté Sant’Egidio pour permettre l’accueil sur le territoire national des familles réfugiées, et pour venir en aide sur place, avec le soutien de l’État.
Comme je l’ai dit lors de l’inauguration de l’exposition Chrétiens d’Orient à l’Institut du monde arabe le 25 septembre dernier, l’avenir de cette partie du monde ne se fera pas sans la participation de toutes les minorités, de toutes les religions et en particulier des Chrétiens d’Orient. Les sacrifier, comme le voudraient certains, les oublier, c’est être sûr qu’aucune stabilité, aucun projet ne se construira dans la durée dans cette région.
Il est enfin une dernière liberté dont l’Église doit nous faire don, c’est de la liberté spirituelle.
Car nous ne sommes pas faits pour un monde qui ne serait traversé que de buts matérialistes. Nos contemporains ont besoin, qu’ils croient ou ne croient pas, d’entendre parler d’une autre perspective sur l’homme que la perspective matérielle. Ils ont besoin d’étancher une autre soif, qui est une soif d’absolu. Il ne s’agit pas ici de conversion mais d’une voix qui, avec d’autres, ose encore parler de l’homme comme d’un vivant doté d’esprit. Qui ose parler d’autre chose que du temporel, mais sans abdiquer la raison ni le réel. Qui ose aller dans l’intensité d’une espérance, et qui, parfois, nous fait toucher du doigt ce mystère de l’humanité qu’on appelle la sainteté, dont le pape François dit dans l’exhortation parue ce jour qu’elle est « le plus beau visage de l’Église ».
Cette liberté, c’est celle d’être vous-mêmes. Sans chercher à complaire ni à séduire. Mais en accomplissant votre œuvre dans la plénitude de son sens. Dans la règle qui lui est propre et qui depuis toujours nous vaut des pensées fortes, une théologie humaine, une Église qui sait guider les plus fervents comme les non-baptisés, les établis comme les exclus.
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« Une Église triomphant parmi les hommes ne devrait-elle pas s’inquiéter d’avoir déjà tout compromis de son élection en ayant passé un compromis avec le monde ? »
Cette interrogation n’est pas mienne ce sont les mots de Jean-Luc Marion qui devraient servir de baume à l’Église et aux catholiques aux heures de doute sur la place des catholiques en France, sur l’audience de l’Église, sur la considération qui leur est accordée. L’Église n’est pas tout à fait du monde et n’a pas à l’être. Nous qui sommes aux prises avec le temporel le savons et ne devons pas essayer de l’y entraîner intégralement, pas plus que nous ne devons le faire avec aucune religion. Ce n’est ni notre rôle ni leur place.
Mais cela n’exclut pas la confiance et cela n’exclut pas le dialogue. Surtout, cela n’exclut pas la reconnaissance mutuelle de nos forces et de nos faiblesses, de nos imperfections institutionnelles et humaines.
Car nous vivons une époque où l’alliance des bonnes volontés est trop précieuse pour tolérer qu’elles perdent leur temps à se juger entre elles. Nous devons une bonne fois pour toutes admettre l’inconfort d’un dialogue qui repose sur la disparité de nos natures, mais aussi admettre la nécessité de ce dialogue car nous visons chacun dans notre ordre à des fins communes, qui sont la dignité et le sens.
Certes, les institutions politiques n’ont pas les promesses de l’éternité ; mais l’Église elle-même ne peut risquer avant le temps de faucher à la fois le bon grain et l’ivraie. Et dans cet entre-deux où nous sommes, où nous avons reçu la charge de l’héritage de l’homme et du monde, oui, si nous savons juger les choses avec exactitude, nous pourrons accomplir des grandes choses ensemble.
C’est peut-être assigner là à l’Église de France une responsabilité exorbitante, mais elle est à la mesure de notre histoire, et notre rencontre ce soir atteste, je crois, que vous y êtes prêts.
Monseigneur, Mesdames et Messieurs, sachez en tout cas que j’y suis prêt aussi.
Je vous remercie.