La France a rendu hommage au colonel Arnaud Beltrame. En donnant sa vie pour en sauver une autre, l’officier a suivi sa conscience. C’était un homme d’honneur. Pourquoi parle-t-on si peu de l’honneur aujourd’hui ?Honneur. Il n’y a plus que les militaires pour parler de l’honneur. Dans son communiqué après la mort d’Arnaud Beltrame, le général Lecointre, chef d’état-major des armées, écrit à l’officier qui a donné sa vie : « Votre acte héroïque est emblématique des valeurs de notre engagement au service de la Nation, au premier rang desquelles l’honneur. »
L’estime de soi
Qu’est-ce que l’honneur ? Une vertu qui paraît bien désuète aujourd’hui, ou décalée. Les scouts aussi ont le sens de l’honneur : « Je mets mon honneur à mériter confiance. » Mais qui d’autre ? Les politiques impliqués dans une affaire judiciaire se souviennent de leur « honneur ». S’agit-il donc seulement de réputation ? Ou d’une motion intérieure qui justifie ses choix et ses actions ? Mais dans ce cas, selon quel système de valeurs, quelle définition du bien et du mal ? L’honneur de l’un peut-il être contraire à l’honneur de l’autre ? L’honneur du kamikaze qui donne la mort en se donnant la mort est-il comparable à l’honneur du soldat qui donne sa vie pour sauver celle des autres ? L’honneur du truand qui refuse de balancer ses complices est-il « honorable » ? Qui dit honneur, dit code d’honneur. Le code du malfrat n’est pas le même que celui du chevalier. L’honneur est-il à géométrie variable ?
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Le Larousse le définit ainsi : « Ensemble de principes moraux qui incitent à ne jamais accomplir une action qui fassent perdre l’estime de soi ou celle qu’autrui nous porte. » L’estime de soi a donné l’estime d’autrui, d’où le verbe « honorer ». C’est même le premier sens : pour Aristote, l’honneur est la récompense de la vertu. Chez les médiévaux, on honore son supérieur comme on lui obéit avec le respect qui lui est dû. L’estime de soi, elle, est plus que la fierté. Elle indique la cohérence avec ses références morales fondamentales, autrement dit une sorte d’obéissance à ses principes. L’honneur implique donc une fidélité active : « Honneur et fidélité » trouve-t-on brodé sur le drapeau de la Légion étrangère. L’homme d’honneur est fidèle à ses principes, il ne transige pas ni ne négocie.
L’honneur a mauvaise presse
Quand meurt un soldat, l’honneur est à l’honneur dans les discours officiels, mais d’où vient-il que certains univers sociaux ne parlent jamais de l’honneur ? Qu’on en parle dans les armées et non dans le monde si peu feutré de la guerre économique et de l’entreprise où pourtant les vertus du guerrier devraient être… à l’honneur ? Pourquoi l’école qui a banni l’enseignement de la morale et qui rame pour revenir à l’enseignement de la « citoyenneté » et des « valeurs de la République » ne l’évoque jamais ?
Le business, c’est la loi du plus fort, du cynisme : le critère, c’est la réussite, quel qu’en soit le prix. Ce qui compte, ce n’est pas la cohérence qui inspire confiance, c’est le résultat. Tout le reste est littérature. L’honneur ne se vend pas, donc il ne vaut rien. « L’honneur et le profit ne couchent pas dans le même lit », disait Cervantès. Les honneurs, en revanche, cette récompense sociale souvent méritée qui salue l’homme de bien, s’achètent volontiers. Ce monde-là est cynique.
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À l’école citoyenne, miroir de la société, l’estime de soi s’est désincarnée : on « honore » les vertus du vivre-ensemble — le dialogue, le respect de la différence, la tolérance — plutôt que leur source commune. La culture ne se transmet pas, elle se construit. Ce qui compte, c’est le mouvement, pas l’être. L’identité est suspecte, a fortiori l’identité collective. Ce qui appelle la fidélité est mal considéré, comme si la fidélité nécrosait les esprits (la « France moisie »). S’aimer soi-même, c’est mépriser l’autre. L’honneur est alors une impasse, au mieux une posture inutile, au pire l’amour-propre de nostalgiques asociaux. Après tout, « l’honneur d’un peuple appartient aux morts » (Georges Bernanos), et les morts ne valent rien. Pour faire la paix, dansons dans les cimetières, comme on a commémoré le centenaire de la bataille de Verdun. Ce monde-là est naïf : comment dialoguer si l’on n’existe plus ?
Être fidèle
Ce que ces mondes ne voient pas, bienheureux pourtant d’avoir encore des militaires ayant conservé le sens de l’honneur, c’est que la fidélité n’enferme pas, elle tient droit. Elle protège. Le philosophe François-Xavier Bellamy l’a montré : Arnaud Beltrame n’a pas fait le sacrifice de sa vie sur un coup de tête. « Le don de soi ne s’improvise pas : c’est la somme de générosité cultivée dans les jours ordinaires. » Le soldat avait fait le choix de servir, il est resté fidèle. « Pour comprendre le choix d’un homme, il faut le relier à une histoire », poursuit le philosophe. Son geste ne serait jamais arrivé « s’il n’avait été préparé par l’effort de toute une vie et par l’esprit de tout un corps, celui de la gendarmerie nationale, de la communauté militaire ; et finalement, par l’âme de tout un peuple ».
L’homme d’honneur n’est pas un homme seul. Dans sa grandeur, l’estime de soi est toujours un acte de la volonté libre, mais c’est aussi un héritage. L’estime de soi ne peut se transcender dans l’orgueil narcissique qui, lui, serait un enfermement. L’honneur grandit dans la fidélité au service d’autrui. La véritable estime de soi se creuse dans l’estime du meilleur de sa patrie, de sa famille, de sa communauté. Voici pourquoi l’honneur et l’amour de la patrie vont si bien ensemble.
La voix de la conscience
Il y a un autre mot pour parler de l’honneur, dont le chevalier prêt à mourir pour la veuve et l’orphelin ne parlait guère, mais qui l’éclaire particulièrement pour lever toutes les ambiguïtés : la conscience. Si la conscience incline à faire le bien et à éviter le mal, l’honneur est ce mouvement de la volonté qui obéit à la conscience. Aujourd’hui, la conscience fait peur. Elle est bien appréhendée comme un sanctuaire intouchable, mais dès lors qu’elle s’exprime comme l’ultime rempart de la liberté contre le droit du pouvoir à définir la morale, elle suscite la méfiance.
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Il est significatif que dans l’éloge du colonel Beltrame prononcé par le président Macron le mot conscience n’ait pas été prononcé. Le chef de l’État a situé la « vérité d’un homme » dans une geste historique très littéraire, assurément belle, édifiante, mais exempte de toute référence morale universelle. Chez Arnaud Beltrame, il n’y avait pas d’honneur sans conscience. Une conscience chrétienne, nul ne l’ignore, mais la conscience morale du chrétien est d’abord humaine. L’officier n’a pas donné sa vie pour ses « valeurs » mais pour sauver une vie.
Et c’est la différence entre l’honneur de celui qui obéit à des principes abstraits, négociés, ou aux principes d’un clan, et celui qui obéit à des principes reçus, qui ne lui appartiennent pas. Nulle trace de volontarisme exalté chez Arnaud Beltrame, mais le don de soi transcendé par un ordre supérieur, métaphysique : la primauté absolue de la vie que nul ne peut jamais posséder.
Une révolution
Dans une formule saisissante, le chef de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon est le seul à avoir souligné puissamment cette différence essentielle : « Le colonel a remis le monde humain en ordre. Il a réaffirmé la primauté de l’altruisme absolu, celui qui prend pour soi la mort possible de l’autre. » En homme fidèle à cet ordre ultime, celui de l’amour, il a suivi sa conscience qui lui a dicté son devoir. Son honneur lui a dit : « Va. » Et il est allé. Avec toute ses compétences et son expérience, et peut-être avec la trouille au ventre, car ce n’était pas un casse-cou écervelé, mais sans trembler. C’était pour une vie, rien de plus, mais c’était une révolution.
La France émue, toujours sensible au panache, a rendu hommage à la pureté de ce geste absolu. A-t-elle compris la remise en ordre radicale qu’il signifiait ? C’est bien la voix de la conscience qui a parlé, et la conscience qui parle dérange toujours. Dans une société sans vertu, où le despote a les mains libres, l’honneur est dangereux avertissait Montesquieu. Écoutons les hommes d’honneur. Leur voix est celle de notre liberté intérieure.