Une aventure éditoriale sans précédent. Jessica Nelson, cofondatrice des Éditions des Saints Pères et Xavier-Laurent Salvador, professeur de Lettres modernes à l’Université, ont décidé de rendre accessible à tous la Bible de Guyart des Moulins, une fascinante Bible du XIIIe siècle. Nous les avons rencontrés.Aleteia : Quelle est la signification historique de la Bible de Guyart des Moulins ?
Xavier-Laurent Salvador : C’est la première traduction intégrale de la Bible en français qui suive précisément le texte. Depuis le XIe siècle, la Bible était racontée en français, mais sous forme de vers. Cela permettait de réécrire les récits bibliques sans s’attarder sur les passages difficiles ou pouvant sembler en contradiction avec l’enseignement traditionnel. Dans l’histoire de la langue, on dit que le vers peut mentir alors que la prose doit dire la vérité. Écrire en vers permettait de s’arranger avec la vérité de la traduction. Il n’en est plus question avec cette traduction en prose.
Par ailleurs, à la suite du texte sont compilés des commentaires explicatifs de la Bible, provenant cette fois d’un ouvrage de Pierre le Mangeur, un théologien du XIIe siècle. C’est ce qui fait de cet ouvrage une vraie encyclopédie du Moyen Âge.
Vous expliquez dans la postface de la Bible que « Lorsque l’on se rend dans n’importe quelle demeure de renom au XIIIe siècle, on est certain d’y trouver un exemplaire de la Bible historiale ». Cette Bible n’était donc pas réservée aux clercs ? Pourtant, on dit souvent que c’est Luther qui, le premier, aurait traduit la Bible pour la rendre accessible aux laïcs contre la volonté de l’Église.
C’est le vrai enjeu de cette bible historiale. Non seulement, elle est commandée par un archevêque, mais elle se diffuse dans toute la France et dans de nombreuses régions d’Europe. Elle est faite spécialement à destination des laïcs : c’est la première Bible des familles. Une partie des chercheurs estiment même qu’elle était utilisée pour l’éducation des femmes de la noblesse. Il est donc faux de dire que l’on a commencé à lire la Bible en famille avec Luther. C’était déjà le cas trois siècles plus tôt. En réalité, c’est grâce aux commentaires accompagnant le texte que cette Bible a pu être accepté par l’Église à destination des familles nobles. On y trouve par exemple des sermons de saint Augustin qui permettent de comprendre le texte. Si l’Église condamnait la possession par les laïcs d’une Bible en français, c’est par crainte des contresens et des mauvaises interprétations de la part des fidèles, d’où l’importance des commentaires. Les hérétiques au contraire estimaient qu’il était possible de comprendre la Bible sans enseignement, ni explication de texte : ce que l’Église a toujours condamné.
Pour vous, qu’est-ce que cette traduction de la Bible au XIIIe siècle dit du christianisme ?
Le fait qu’on ait traduit continuellement la Bible doit nous permettre de comprendre deux points fondamentaux. D’une part, que le latin n’a été à aucun moment l’unique langue de l’Église. On trouvait déjà avant la Bible de Guyart des Moulins des passages traduits en français à destination des prêtres qui ne maitrisaient pas le latin. Ensuite, il faut bien comprendre que le christianisme n’est pas une religion du Livre. Je dis souvent qu’il y a trois monothéismes et deux religions du Livre – l’islam et le judaïsme. Le christianisme en revanche n’est pas une religion du livre : c’est une religion de la traduction, de la parole vivante, toujours actualisée. C’est une religion du présent. La nostalgie du retour à un texte des origines qui seul dirait la vérité est un dévoiement et une idolâtrie de la lettre ; une volonté de pureté linguistique contraire à l’esprit du christianisme.
Effectivement, dans la mesure où par l’Eucharistie, le Christ se rend vraiment présent et où par les sacrements, l’Esprit saint agit au milieu de nous, le christianisme est une religion du présent, d’un Dieu avec nous aujourd’hui, et non pas une religion du souvenir ou de la nostalgie. Le cœur du christianisme, ce n’est pas la Bible mais le Christ. La Bible n’a de valeur que dans la mesure où elle nous permet de rencontrer Dieu aujourd’hui. D’où la possibilité de la traduire, pour la transmettre ?
Il y a toujours eu un double mouvement dans l’Église. D’un côté, la volonté d’une part d’ouvrir le texte, de le traduire, de l’offrir à tous. Dans tous les mouvements d’évangélisation, la volonté de comprendre les autres langues et de traduire le texte biblique était manifeste. À l’inverse, le rituel de la messe en tant que tel a toujours eu tendance à sacraliser le texte, la langue des sacrements et ce pouvant aller vers une volonté de pureté linguistique. Ce qui compte dans le christianisme, c’est bien le témoignage de foi, la transmission et l’évangélisation. C’est d’ailleurs déjà ce qu’étaient les évangiles : des témoignages, une annonce. Ce qu’il faut, c’est annoncer l’évangile et cela veut dire très souvent : le traduire.
Pourquoi avez vous souhaité que cette Bible soit éditée ?
Cette Bible est un véritable monument de la culture et de la civilisation française. C’est une pièce d’art magnifique qui témoigne d’une époque capable de produire des œuvres d’une richesse incroyable. Elle va contre l’image d’un Moyen Âge obscurantiste et maladif avec une Église campée sur son latin et ses bûchers. C’est une œuvre qui a fait rayonner dans toute l’Europe l’artisanat français. Les enluminures, superbes, ont été commandées par toutes les grandes familles de l’époque. C’est une des plus grandes figures de l’art médiéval. Les éditions des Saints Pères ont réussi à rendre toute la beauté de l’ouvrage, grâce à un immense travail de restauration. Pour ce qui est du texte en tant que tel, je vous invite à consulter ce site internet.
Pouvez-nous en dire plus sur les éditions des Saints Père ? Quelle est leur vocation ?
Jessica Nelson : L’essentiel de ma carrière s’est faite dans le monde de l’édition. Avec mon associé Nicolas, nous avons toujours rêvé de lancer notre propre maison d’édition. C’est une exposition de manuscrits à la Bibliothèque nationale de France (BNF) qui nous a interpellés il y a quelques années. Nous y avons découvert le monde des manuscrits, qui était très peu représenté et mis en valeur pour les lecteurs. C’est de là qu’est née notre idée d’un travail de restauration des images pour retrouver l’instant où l’auteur – ou le copiste dans le cas de la Bible – a terminé son travail.
L’objectif est de de créer une véritable intimité entre l’auteur et le lecteur. On fait en sorte que le lecteur retrouve la marque de l’auteur, qu’il le voit en train d’écrire et comprenne le cheminement du processus de création. Les manuscrits des poésies d’Alcools dans le cas d’Apollinaire ou des Fleurs du Mal pour Baudelaire sont rendus accessibles à tous. Le lecteur y découvre alors les ratures, les ajouts ou les variantes possibles dans le travail du texte. C’est comme si l’auteur nous murmurait son texte à l’oreille. C’est quelque chose que j’ai vraiment ressenti avec le texte de Jules Verne, Vingt Mille lieux sous les mers : c’est comme si l’auteur nous tendait le carnet sur lequel il vient d’écrire.
Pourquoi avez-vous décidé de publier la Bible de Guyart des Moulins ?
L’histoire de la bible m’a toujours intéressée. C’est un monument culturel considérable et il est très intéressant de voir de quelle manière il a été lu à travers les siècles. En ce qui concerne la Bible de Guyart des Moulins, c’est une rencontre avec Xavier Laurent Salvador qui a été l’élément déclencheur. Il m’a parlé l’importance historique de cet ouvrage et de la beauté du manuscrit avec ses magnifiques illustrations ; j’ai été séduite. J’espère que sa publication sera l’occasion pour tous les passionnés de la Bible, de l’art et du Moyen Âge de retrouver cette Bible qui a fait date.
Propos recueillis par Jules Germain.
La Bible historiale, traduite par Guyart des Moulins, Les Saints Pères, 289 euros.