Dans un message vidéo adressé à des catholiques latino-américains exerçant des responsabilités politiques réunis en congrès à Bogota (Colombie), le pape François a encouragé les laïcs à assumer leurs engagements avec « cohérence ».Dans son style habituel, direct et concret mais sans concession, le pape François invite tous les catholiques à sortir des sacristies pour servir le bien commun. Leur mission ? Rétablir la dignité de la politique, en donnant l’exemple de la patience et de la compétence. Voici le texte intégral de son intervention traduit par Aleteia.
« Depuis le pape Pie XII jusqu’à aujourd’hui, les papes successifs ont toujours fait référence à la politique comme “la plus haute forme de charité”. La formule pourrait également se traduire comme le service inestimable du dévouement au bien commun de la société.”
Avant tout un service
La politique est avant tout un service ; elle ne sert pas les ambitions individuelles, les factions dominantes et les intérêts particuliers. Elle n’est pas non plus une “patronne” prétendant réglementer toutes les dimensions de la vie des personnes, y compris de façon autocratique et totalitaire. Et quand je parle d’autocratie et de totalitarisme, je ne parle pas du siècle dernier, je parle d’aujourd’hui, du monde d’aujourd’hui, et peut-être aussi de certains pays d’Amérique latine.
On pourrait affirmer que le service de Jésus — venu pour servir et non pour être servi — et le service que le Seigneur exige de ses apôtres et de ses disciples, est par analogie le type de service demandé aux politiques. C’est un service de sacrifice et de dévouement, au point que parfois les politiques peuvent être considérés comme des “martyrs” du bien commun de leurs nations.
Le bien commun, référence fondamentale
Le point de référence fondamental de ce service, qui exige de la persévérance, de l’engagement et de l’intelligence, est le bien commun, sans lequel les droits et les aspirations les plus nobles des personnes, des familles et des communautés intermédiaires ne pourraient être pleinement réalisés, car il leur manquerait l’ordre social (spazio ordinato e civile) sans lequel on ne peut vivre et agir. Le bien commun se conçoit en quelque sorte comme un climat de croissance de la personne, de la famille, des communautés intermédiaires. D’après le concile Vatican II et selon la doctrine sociale de l’Église, le bien commun se définit comme “l’ensemble des conditions de la vie sociale qui permettent aux personnes, aux familles et aux groupes d’atteindre leur pleine perfection.” (Gaudium et Spes, n. 74).
Réhabiliter la dignité de la politique
Il est clair que le service ne doit pas être opposé au pouvoir — personne ne veut un pouvoir impuissant ! — mais le pouvoir doit être ordonné au service pour ne pas dégénérer. Autrement dit, tout pouvoir qui n’est pas ordonné au service dégénère. Naturellement, je fais ici référence à la “bonne politique”, en son sens le plus noble, et non à son dévoiement dans ce que nous appelons “politicaillerie” (politicheria). “Pour instaurer une vie politique véritablement humaine — poursuit l’enseignement du Concile — rien n’est plus important que de cultiver le sens intérieur de la justice, de la bonté, le dévouement au bien commun, et de renforcer les convictions fondamentales sur la nature véritable de la communauté politique comme sur la fin, le bon exercice et les limites de l’autorité publique” (GS, 73). Soyez sûrs que l’Église catholique “tient en grande estime et considération l’activité de ceux qui se consacrent au bien des affaires publiques et assument le poids de leurs responsabilités” (GS, 75).
Dans le même temps, je suis également certain que nous ressentons tous le besoin de réhabiliter la dignité de la politique. Si je pense à l’Amérique latine, comment ne pas observer le discrédit populaire dans lequel sont tombées les instances politiques, la crise des partis politiques, l’absence de débats politiques sérieux visant des projets et des stratégies au niveau national et latino-américain au-delà des politiques de cabotage (cabotaggio) !
L’union au peuple et sa culture
Souvent, le dialogue [politique] ouvert et respectueux, à la recherche de convergences possibles, fait souvent place aux invectives, aux accusations réciproques et démagogiques. La formation et le remplacement des nouvelles générations politiques font également défaut. Dès lors, les politiciens sont critiqués, regardés de loin comme une corporation de professionnels s’occupant de ses seuls intérêts ; ils sont dénoncés avec colère, parfois sans les distinctions nécessaires, comme s’ils étaient tous rongés par la corruption. Cela n’a rien à voir avec la participation nécessaire et positive des peuples, passionnés par leur vie et leur destin, qui devrait animer la scène politique nationale.
Ce qui est clair, c’est qu’il faut des dirigeants politiques qui vivent avec passion le service du peuple, qui vibrent de toutes les fibres de son ethos et de sa culture, solidaires de ses souffrances et de ses espérances ; des politiques qui placent le bien commun avant leurs intérêts particuliers, qui ne se laissent pas intimider par les grandes puissances financières et médiatiques, qui sachent faire preuve de patience et de compétence face à la complexité des problèmes, d’ouverture et d’écoute pour apprendre dans le dialogue démocratique, qui conjuguent la recherche de la justice avec la miséricorde et la réconciliation. Nous ne pouvons nous satisfaire des petitesses de la politique : nous avons besoin de dirigeants politiques capables de mobiliser de vastes pans de la population pour de grands objectifs nationaux et latino-américains. Personnellement, je connais des leaders politiques latino-américains de différentes orientations politiques qui approchent cet idéal.
Les grands défis
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui en Amérique latine, c’est d’une “bonne et noble politique” avec ses acteurs ! Ne sommes-nous pas devant de très vastes problèmes et de très grands défis ?
Tout d’abord la protection du don de la vie à toutes ses étapes et dans toutes ses dimensions. L’Amérique latine a également besoin d’une croissance industrielle, technologique, autonome et durable, ainsi que des politiques qui abordent le drame de la pauvreté en cherchant l’équité et l’inclusion, car il n’est pas de vrai développement qui laisse les populations sans défense et continue de nourrir une inégalité sociale scandaleuse. On ne peut pas négliger une éducation intégrale qui commence dans la famille et se développe à travers une scolarisation pour tous et de qualité. Le tissu familial et social doit être renforcé. Une culture de la rencontre — et non des antagonismes incessants — doit renforcer les liens de base de l’humanité et de la sociabilité, et jeter les fondements solides d’une amitié politique qui se libère des tenailles de l’individualisme et de la massification, de la polarisation et de la manipulation.
Nous devons tendre vers des démocraties adultes, participatives, préservées des blessures de la corruption, de la colonisation idéologique, des prétentions autocratiques et de la démagogie à bon marché. Prenons soin de notre maison commune et de ses habitants les plus vulnérables, en évitant toutes les formes d’indifférence suicidaire et d’exploitation sauvage. Élevons-nous concrètement vers l’exigence d’une intégration économique, sociale, culturelle et politique des peuples frères pour construire peu à peu notre continent, qui sera encore plus grand quand il intégrera “toutes les identités”, couronnant ses métissages, comme un paradigme du respect des droits de l’homme, de la paix et de la justice. Nous ne pouvons pas nous résigner à la dégradation de la situation dans laquelle nous nous débattons souvent aujourd’hui.
Le manque de cohérence
Je voudrais aller plus loin dans cette réflexion. Le pape Benoît XVI, dans son discours d’ouverture de la Ve Conférence générale des évêques d’Amérique latine à Aparecida, avait souligné avec préoccupation “l’absence notable dans la politique […] de voix et d’initiatives de la part de dirigeants catholiques à forte personnalité et au dévouement généreux, qui soient cohérents avec leurs convictions éthiques et religieuses”.
Et les évêques du continent ont décidé d’inclure cette observation dans les conclusions d’Aparecida, en parlant de “disciples et de missionnaires dans la vie publique” (n. 502). En fait, dans un continent qui compte un si grand nombre de baptisés de l’Église catholique, un substrat culturel catholique, où la tradition catholique est encore très vivante et où abondent les grandes manifestations de la piété populaire, comment les catholiques peuvent-ils apparaître aussi insignifiants sur la scène politique, et même assimilés à une logique mondaine ? Il ne fait aucun doute que nous avons le témoignage de catholiques exemplaires sur la scène politique, mais vous remarquerez l’absence de courants forts qui ouvrent la voie à l’Évangile dans la vie politique des nations. Et cela ne veut pas dire faire du prosélytisme à travers la politique, cela n’a rien à voir.
Mais beaucoup de ceux qui prétendent être catholiques — nous ne pouvons pas juger leur conscience, mais nous pouvons juger leurs actes — montrent souvent un manque de cohérence entre leurs convictions éthiques et religieuses et le magistère catholique. Nous ne savons pas ce qui se passe dans leur conscience, nous ne pouvons pas le juger, mais nous voyons leurs actes. Certains sont tellement absorbés par leurs engagements politiques qu’ils finissent par reléguer leur foi au second plan, s’appauvrissant, incapables de se donner des principes directeurs et de laisser leur empreinte dans toutes les dimensions de la vie des personnes, y compris dans leur propre pratique politique.
Le risque du cléricalisme
Et par ailleurs, il y a ceux qui ne se sentent pas reconnus, encouragés, accompagnés et soutenus dans la sauvegarde et la croissance de leur foi, par les pasteurs et les communautés chrétiennes. La contribution chrétienne à l’action politique se manifeste seulement à travers les déclarations des épiscopats sans que soit rappelée la mission particulière des laïcs catholiques d’ordonner, de gérer et de transformer la société selon les critères évangéliques et le patrimoine de la doctrine sociale de l’Église.
Pour toutes ces raisons, j’avais choisi comme thème de la précédente Assemblée plénière de la Commission pontificale pour l’Amérique latine : “L’indispensable engagement des laïcs catholiques dans la vie publique des pays d’Amérique latine” (1-4 mars 2016). Et le 19 mars, j’ai envoyé une lettre au président de la Commission, le cardinal Marc Ouellet, où j’ai une nouvelle fois mis en garde contre le risque de cléricalisme :
“Que veut dire pour nous pasteurs le fait que les laïcs travaillent dans la vie publique ? Cela signifie qu’il nous faut trouver les moyens d’accompagner et d’encourager les efforts menés aujourd’hui pour maintenir en vie l’espérance et la foi dans un monde plein de contradictions, en particulier auprès des pauvres, les plus pauvres. Cela signifie, en tant que pasteurs, qu’il faut nous engager au milieu de notre peuple et, avec notre peuple, à respecter la foi et l’espérance. Ouvrir des portes, travailler avec lui, rêver avec lui, penser et surtout prier avec lui. Nous devons porter sur la ville — et donc dans tous les lieux où vit notre peuple — un regard contemplatif, avec une vision de foi qui découvre Dieu présent dans toutes ses maisons, ses rues et ses places.”
La mission du laïc
Au lieu de cela, nous tombons souvent dans la tentation de penser que les laïcs engagés sont ceux qui travaillent dans les œuvres de l’Église et/ou dans les affaires de la paroisse ou du diocèse, et nous réfléchissons peu aux moyens d’accompagner les baptisés dans leur vie publique et quotidienne, sur la manière dont ils s’engagent en tant que chrétiens dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, nous avons créé une élite laïciste croyant que seuls ceux qui travaillent dans “les affaires des prêtres” sont des laïcs engagés, et nous avons oublié, négligé, le croyant qui brûle souvent son espérance dans sa lutte quotidienne pour vivre la foi.
Ce sont des situations que le cléricalisme ne peut pas voir, car il est plus préoccupé à dominer les espaces qu’à générer des processus. Il faut donc reconnaître que le laïc, par sa réalité, son identité, parce qu’il est plongé au cœur de la vie sociale, publique et politique, parce qu’il participe à la vie culturelle qui se renouvelle en permanence, a besoin de nouvelles formes d’organisation et de célébration de la foi”.
La mission des pasteurs
Il est nécessaire que les laïcs catholiques ne restent pas indifférents aux affaires publiques ou repliés dans leurs églises, dans l’attente des directives et des consignes ecclésiales pour lutter en faveur de la justice et de formes de vie plus humaines pour tous.
“Ce n’est pas au pasteur d’avoir à dire au laïc ce qu’il faut faire et ce qu’il faut dire, il le sait bien mieux que nous. Ce n’est pas au pasteur de déterminer ce que les fidèles ont à dire dans tous les domaines. En tant que pasteurs, unis à notre peuple, ce qui est bon est de nous demander comment nous stimulons et nous soutenons la charité et la fraternité, le désir de bonté, la vérité et la justice. Comment nous nous assurons que la corruption ne niche pas dans nos cœurs.”
Même dans nos cœurs de pasteurs. Et, en même temps, nous faisons bien d’écouter très attentivement l’expérience, les réflexions et les préoccupations que peuvent partager avec nous les laïcs qui vivent leur foi dans les différents domaines de la vie sociale et politique.
Votre sincérité dans le dialogue à cette réunion est très important. Parlez en toute liberté. Dans un dialogue entre catholiques, prêtres et politiques, la communion entre les personnes partageant la même foi est plus déterminant que la légitime opposition des options politiques. C’est pour cela que nous participons à l’Eucharistie, source et sommet de toute communion. De votre dialogue, peuvent apparaître des éléments d’éclairage et d’orientation pour la mission de l’Église aujourd’hui. »
Traduction de Philippe de Saint-Germain.
Source : Vidéomessage du pape François aux participants de la « Rencontre des laïcs catholiques assumant des responsabilités politiques au service des peuples d’Amérique latine », Bogota, 1-3 décembre 2017.