Vérifier régulièrement ses mails, à "liker" une photo sur Facebook, chercher une information sur Google ou utiliser le GPS de son téléphone... Est-ce bien utile ? Est-ce la porte ouverte à la manipulation numérique ? Est-ce que cela ne me rend-il pas plus bête ? Dans L’homme nu. La dictature invisible du numérique, Marc Dugain et Christophe Labbé citent deux chercheurs américains qui alertent sur l’usage croissant d’Internet et ses conséquences sur le cerveau. Patricia Greenfield, professeur de psychologie, assure qu’il aurait « fragilisé notre capacité à acquérir des connaissances profondes, à mener des analyses inductives, à produire de l’esprit critique, de l’imagination, et de la réflexion. » Gary Small, professeur de psychiatrie, affirme : « L’explosion actuelle de la technologie numérique non seulement change notre façon de vivre et de communiquer, mais elle altère notre cerveau rapidement et profondément ». De quelle manière les outils numériques endommagent-ils notre intellect ?
Le règne de l’instantanéité exclut la réflexion
L’ère du numérique est celle de l’instantanéité. Les communications sont ultra rapides et nous submergent dans un flux permanent, que ce soit par mail, sms, notifications, alertes, publicités… On doit être joignable, répondre immédiatement, liker ou partager… Cette multitude de stimuli numériques provoque une forme d’hypnose : notre cerveau est habitué à papillonner, il perd sa capacité à se concentrer et à réfléchir.
Dans son livre, le père Ludovic Frère cite le journaliste américain Nicholas Carr, spécialiste des nouveaux médias, selon lequel on revient à une forme de réflexion en circuit court, comme celle de nos ancêtres préhistoriques chasseurs-cueilleurs. Leur cerveau était en alerte permanente pour traquer le gibier et sentir les menaces des bêtes sauvages. Ce n'est que libéré de ces contraintes vitales, que l’être humain a pu développer de nouvelles facultés intellectuelles. Quand on vit moins dans l’instantané, l’intelligence peut développer une pensée plus élaborée. C’est ce qui nous fait défaut aujourd’hui. À cause des outils numériques, « la capacité d’attention de la personne moyenne a chuté de 40% depuis 2000. » (source : statisticsbrain). Le web, "écosystème de technologies d'interruption", comme le définit le journaliste, nous fait revenir à un stade antérieur, où la pensée passe sans cesse d'un sujet à l'autre. Large ouverture pour l'esprit, mais superficialité garantie.
Les outils numériques appauvrissent le langage, et donc le jugement
Les outils numériques nous simplifient la vie ! C’est vrai ! Dans les deux sens du verbe simplifier : ils nous rendent le quotidien plus facile, et en même temps, ils simplifient la réalité, jusqu’au langage lui-même. « Tweeter en est le symptôme le plus spectaculaire avec une compression de la pensée en 140 caractères maximum. », écrivent Marc Dugain et Christophe Labbé. « En contribuant à l’appauvrissement du langage, les marionnettistes du big data réduisent la diversité sémantique, simplifient et standardisent notre vision du monde. » Que dire des pictogrammes des pouces levés ou des pouces baissés, qui nous renvoient à l’époque des cirques romains, si ce n’est qu’ils réduisent le jugement à un choix totalement binaire ? Ludovic Frère précise : « La logique binaire j’aime/je n’aime pas, n’autorise aucune nuance. » Et de citer l'abbé Pierre Amar : elle développe « un mécanisme de défense intellectuelle qui est tout à la fois sommaire, clivant et binaire ».
L’inéluctable manipulation numérique
Toutes nos connexions sur Internet, via différents objets connectés, tels que nos téléphones, tablettes, ordinateurs, montres, GPS, engendrent des milliers de données exploitées par des entreprises privées. Ainsi, Apple, Microsoft, Google et Facebook détiennent 80% des informations personnelles numériques de l’humanité. Fort de ces informations, Internet sait parfaitement adapter ses multiples sollicitations (publicités, sites, vidéos, articles…) à chaque internaute en particulier. Contrairement à la promesse de neutralité et d’accès libre à l’information, les algorithmes du net enferment l’internaute dans un entonnoir et biaisent ses décisions. Bruno Patino, président de la chaîne de télévision Arte, cité par Ludovic Frère, affirme que « pour une même recherche sur un moteur de recherche, différentes personnes trouvent des choses différentes. ». Le recteur conclut : « Quand tout devient analysable, nous devenons tous manipulables. »
L’absence de débat sur les réseaux sociaux
Père Ludovic Frère met aussi en garde contre les tentations de repli communautariste sur les réseaux sociaux. Selon lui, ces derniers favorisent souvent la recherche de ceux qui pensent comme soi. Ils relient des personnes qui sont déjà en relation dans la vie hors ligne, ou alors des personnes avec les mêmes centres d’intérêt. « On se prive alors souvent d’entrer en dialogue avec ceux qui pensent autrement. Le risque est grand d’absolutiser ce que l’on croit, comme si c’était l’unique manière de penser la réalité. » « À force de sous-traiter certaines tâches, notre cerveau désapprend. » C’est ce que soulignent les auteurs de L’Homme nu. C’est vrai pour notre mémoire, et pour notre sens de l’orientation. Nous sommes tentés de privilégier une information disponible en un clic, plutôt que de nous servir de notre mémoire. Avec le GPS et l’obsolescence programmée des cartes routières, « c’est l’héritage des premiers géographes, Eratosthène et Ptolémée, qui disparaît. Pendant des millénaires, la cartographie et la chronologie nous ont aidés à structurer notre pensée. Privés de cette lampe torche, nous aurons de plus en plus de mal à saisir le monde qui nous entoure », déplorent-ils.
Le cas des liseuses
Dans L’Homme nu, on apprend que la lecture d’un ebook n’active pas dans notre cerveau les mêmes zones que celles d’un livre papier. Une expérience menée aux États-Unis a conclu que l’ebook modifie en profondeur la structure de la pensée, notamment à cause des liens hypertextes qui jalonnent la lecture et qui empêchent une vraie concentration. L’objectif des big data est que le lecteur morde aux sollicitations, et qu’il reste ainsi connecté le plus longtemps possible, le temps de collecter un maximum de données de lecture, revendues ensuite aux éditeurs et aux annonceurs. De fait, le lecteur est moins réceptif au livre lui-même et sa compréhension s’en ressent. C’est un fait, la lecture en profondeur s’efface. Cédric Biagini, auteur de L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, le regrette : « Pourtant, le livre est peut-être l’un des derniers lieux de résistance. Plus que jamais, le livre papier, sans sa linéarité et sa finitude, constitue un espace silencieux qui met en échec le culte de la vitesse, permet de maintenir une cohérence au milieu du chaos. »
La primauté de l’intuitif, au détriment du rationnel
Les nouvelles technologies fonctionnent essentiellement sur l’intuitif. C’est un mode d’accès au réel, plus rapide et plus facile, que le mode rationnel qui s’appuie sur l’élaboration d’une pensée logique et ordonnée. L’intuition est importante, c’est elle qui a conduit certains génies à d’immenses inventions ! Mais Ludovic Frère rappelle qu’elle ne doit pas devenir non plus l’unique mode d’accès au réel. Actuellement, la primauté de l’intuitif pourrait conduire à décrédibiliser le rationnel, ou à le considérer comme moins décisif. « Le rapport intuitif à l’outil numérique peut faire penser toute la réalité comme une énigme à résoudre, avec des chemins à tester pour y répondre. Un équilibre est alors à trouver entre l’intuitif et le rationnel ; équilibre qui pourrait s’appuyer sur la conception du rapport entre foi et raison tel qu’il est exprimé par saint Jean-Paul II, « comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité ». (Fides et ratio)
À lire :
Déconnexion Reconnexion. Une spiritualité chrétienne du numérique ? Ludovic Frère, juin 2017, Éditions Artège.
L’homme nu. La dictature invisible du numérique. Marc Dugain et Christophe Labbé, septembre 2016, Éditions Robert Laffont et Plon.